Quelques mois après la double explosion dévastatrice du 4 août, le port de Beyrouth est loin d’être la seule victime de l’effondrement quasi total des institutions libanaises. Avec la crise profonde que vit le pays, plusieurs secteurs vitaux (télécoms, déchets, eau, etc.) sont lourdement touchés, à commencer par celui de l’électricité. Alors que la production nationale a déjà significativement baissé (-19 % en rythme annuel sur les 11 premiers mois de 2020), le risque d’affronter de longues heures de black-out dans les prochains mois n’est pas à écarter.
D’abord parce que les perspectives d’approvisionnement en combustible restent floues. La confusion institutionnelle actuelle est toujours un obstacle majeur au lancement d’un appel d’offres transparent pour l’approvisionnement en fuel des centrales électriques. Et même dans l’hypothèse où cet appel d’offres parvenait à être mis en place assez rapidement, le principal défi consiste à attirer des entreprises internationales qui exigent des garanties financières préalables et à faire en sorte que la Banque du Liban, dont les réserves s’amenuisent déjà et qui s’efforce de rationaliser les subventions du combustible, obtienne les devises nécessaires.
En outre, la double explosion du 4 août a causé de graves dommages et pertes à Électricité du Liban, détruisant son siège à Mar Mikhaël, ainsi que le Centre national de contrôle (CNC) et la station de distribution voisine. Les employés ont été obligés de revenir à des méthodes traditionnelles de contrôle, ce qui entrave et prolonge tout le processus de réparation et de maintenance. De plus, ces employés ont été délocalisés vers d’autres bureaux régionaux d’EDL, tandis que d’autres ont dû travailler dans des bureaux préfabriqués temporaires à proximité du siège.
Péril financier
EDL souffrait déjà d’une situation financière fragile, qui a été aggravée par la grave crise économique que connaît le pays. Cela s’est traduit par l’insuffisance des fonds nécessaires en devises pour les fournisseurs d’équipements et de pièces de rechange pour la maintenance. D’autre part, elle a également accumulé des arriérés de paiement aux fournisseurs de barges électriques, aux entreprises de gestion et maintenance des centrales électriques, et aux fournisseurs de services de distribution (DSP). L’ensemble de ces arriérés s’élève à environ 300-320 millions de dollars à fin 2020, risquant de compromettre la poursuite de leurs activités. Une première alerte a d’ailleurs déjà eu lieu ces derniers jours avec Primesouth, qui exploite les centrales électriques de Deir Ammar et Zahrani (produisant plus de 40 % de la capacité totale du Liban) : alors que son contrat expirait officiellement lundi dernier, elle a menacé de cesser ses activités en cas de non-paiement de ses arriérés, et il a fallu une intervention en urgence du gouvernement pour la convaincre de temporiser. En ce qui concerne les barges de Karadeniz, mobilisées initialement en 2013 comme palliatif « temporaire » à l’insuffisance de production, elles continuent d’assurer environ 20 % de la production nationale, et le contrat se termine en septembre prochain. Quant au contrat des DSP, il expire en décembre 2021, et là encore, le flou subsiste quant aux suites qui seront données à ce dossier. Enfin, la situation financière d’EDL est soumise à plusieurs autres contraintes de taille, et notamment l’augmentation des pertes techniques; la baisse – de 20 % environ – du recouvrement des factures en raison de la crise sanitaire ; voire la menace potentielle que représenterait le passage à un régime de change flottant – comme l’a laissé entendre le gouverneur de la BDL début janvier – sur ses coûts et ceux de ses prestataires.Sur un plan plus large, une grande partie du déficit structurel d’EDL est dû aux tarifs de l’électricité, qui sont restés inchangés depuis 1994 (à environ 0,093 USD/kWh) et payés au taux de change officiel, ce qui limite l’efficacité de toute solution technique pour la réforme du secteur. Cependant, toute augmentation des tarifs dans le contexte actuel aura de graves conséquences sociales et devrait prendre en compte au moins deux paramètres : d’abord, envisager de ne maintenir les subventions que pour les petits consommateurs ; ensuite, traiter au préalable la question des retards dans la facturation et le recouvrement avant toute hausse des tarifs – les factures émises aujourd’hui datant de plus d’un an.
Enfin, en ce qui concerne la production, il est très probable que tous les projets qui devaient être mis en œuvre dans le cadre des différents plans gouvernementaux qui se sont succédé ces dernières années sont devenus inapplicables en raison de la crise. D’autant que l’absence d’un environnement propice à l’investissement a fait reculer l’appétit des compagnies d’énergie. Aucune solution à court terme n’est donc envisageable si l’on ne s’attaque pas aux causes profondes de la crise.
Ingérences politiques
À la lumière de tout ce qui précède, le risque d’un effondrement complet du secteur n’est plus à écarter, avec des conséquences dramatiques : destruction des institutions, détérioration des services et inquiétudes quant à l’avenir des employés et à la capacité de garantir l’électricité aux citoyens.
Cependant, aborder la réforme du secteur au Liban sans s’attaquer à sa lourde composante politique est devenu irréaliste. Même la loi 462 de 2002, qui régit le secteur, a cherché à limiter les interférences politiques en appelant à la nomination d’une Autorité de régulation de l’électricité (ARE) indépendante et en confiant toutes les décisions techniques à cet organe. Or, les membres de ce dernier n’ont jamais été nommés depuis 19 ans. Le secteur de l’électricité a toujours été considéré comme un outil permettant de maintenir le clientélisme en distribuant les emplois, en partageant les services et en sous-traitant les contrats. Ce système nous a conduits dans l’impasse actuelle, et il est essentiel de protéger la fourniture de services d’électricité des marchandages politiques en commençant par procéder rapidement aux nominations au sein de l’ARE via un processus transparent.
Plus largement, il est devenu impératif aujourd’hui de lancer un dialogue national sur le secteur de l’électricité qui vise à le protéger de la classe politique et d’ouvrir la voie à la concurrence technique et financière des entreprises internationales. Cette décision devrait être complétée par l’élaboration d’un plan pour la prochaine décennie qui mette le Liban sur la voie de la transition énergétique. Dans le cas contraire et en l’absence d’initiatives rapides, les Libanais devraient s’attendre au pire.
Par Marc AYOUB
Chercheur en politique énergétique au Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB.
Et les energies renouvelables hydraulique-solaire-eolien ? il est temps d'orienter les etudes et les investissements dans le sens de l'histoire. Les nouvelles centrales au gaz à prévoir en renfort uniquement pendant les périodes où les conditions climatiques seront extrêmes. Mais bon, pour ça il faut des dirigeants de bonne volonté incorruptibles, espèce en voie de disparition.
11 h 28, le 25 février 2021