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Culture - Cinéma

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : Notre film est un bidouillage artisanal

Plus d’une trentaine d’années après Borhane Alaouié (en 1982 pour « Beyroutou el-Lika »), le couple d’artistes et réalisateurs libanais est en compétition à la 71e édition de la Berlinale en mars. Et fait resurgir de sa « Memory Box » (Abbout Productions) des souvenirs, des images mais surtout des sentiments...

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : Notre film est un bidouillage artisanal

Joana et Khalil Joreige : « Nous nous intéressons au passé pour vivre notre présent. » Photo Nadim Asfar

Votre film « Memory Box » (Abbout Productions) est en compétition officielle à la Berlinale 2021. Un festival prestigieux dont le déroulement sera adapté à la période de la pandémie. Comment aura-t-il lieu exactement ?

Joana Hadjithomas : Le festival du film de Berlin se déroulera cette année en deux étapes. D’abord, du 1er au 5 mars, il y aura le marché du film (le côté économique du festival). Les organisateurs ont maintenu le marché et permis à la presse accréditée de voir les projections en ligne, comme s’ils étaient présents. Un jury va également sélectionner les lauréats. La seconde partie de la Berlinale se tiendra en juin. Elle comprendra les projections publiques qui auront lieu à Berlin, je l’espère, et nous y serons avec nos équipes. C’est donc un festival en deux temps qui s’adapte à la situation actuelle que nous traversons.

Être sélectionné pour un festival comme la Berlinale et représenter son pays est en général un moment de joie et « d’aboutissement ». Votre film sera reconnu par le monde entier, mais le fait d’être en ligne suscite-t-il un autre sentiment en vous ?

J.H. : Le fait de ne pas pouvoir le partager avec notre équipe, avec le public et également avec la presse internationale est un sentiment très étrange. Ce film, nous l’avons tourné en avril 2019. Le montage a nécessité beaucoup de temps. Il y a eu une interruption à cause de la révolution puis à cause du Covid-19. Mais ce temps a été très bénéfique pour le film. Il l’a façonné. Cette temporalité différée dans le montage lui a beaucoup apporté. S’il faut trouver quelque chose de positif à la situation, c’est bien cela. Nous avons voulu le présenter à Cannes mais le festival était virtuel en 2020. Nous avons attendu mais un film ne peut pas attendre trop longtemps. Berlin s’est présenté à nous comme une occasion idéale. Le désir des organisateurs d’avoir le film était très fort et nous sommes ravis et fiers d’être parmi les 15 films choisis.

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Khalil Joreige : C’est très frustrant... Mais c’est quand même symptomatique de l’époque que nous vivons... En effet, quand tu te donnes du temps pour le montage qui, en général, a lieu immédiatement après le tournage, tu te rends compte que le film se travaille lui-même. Il est aussi travaillé par les situations.

« Memory Box » est un film à plusieurs temporalités. Quel en est exactement le sujet ?

J.H. : C’est en fait l’histoire de trois générations de femmes. Ces trois femmes sont à Montréal pour fêter Noël. Tout à coup, un colis leur parvient. Il contient des cassettes, des lettres et des cahiers que Maya, la maman, avait adressés à sa meilleure amie avant de partir avec sa mère pour le Canada. Sa fille, Alex, qui ne connaît ni le Liban ni les années 80, va les relire, les écouter secrètement et imaginer l’adolescence et les rêves de sa mère à l’époque. Au début, la lecture d’Alex sera une vision fantasmée mais au fur et à mesure, la vision s’éclaircit. Puis ce sera le retour à Beyrouth car s’il débute au Canada, le film a lieu par la suite entre deux territoires, le Canada et le Liban des années 80 jusqu’à aujourd’hui.

Quelle a été la source d’inspiration du film ?

J.H. : Ce n’est pas une autobiographie, c’est une fiction mais elle s’inspire de ma propre expérience. La source, ce sont de longues lettres et des cahiers écrits ainsi que des cassettes adressés à une très proche amie partie vivre en France durant la guerre civile libanaise. Séparées, nous nous étions juré de nous écrire. De 1982 à 1988, de 13h à 18 ans, je lui ai raconté ma vie, chaque instant de mon adolescence dans les moindres détails et la guerre civile qui faisait rage autour de moi. Depuis Paris, elle a fait la même chose. Chaque mois, nous nous échangions des paquets, des cahiers, des cassettes. Puis nous nous sommes perdu de vue. Vingt-cinq ans plus tard, nous nous sommes retrouvées au Liban. Nous avons alors échangé notre correspondance mutuelle.

Image tirée du film « Memory Box » de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Photo DR

Les émotions que vous avez ressenties en les lisant 25 ans après étaient-elles semblables à celles de votre fille Alya qui est aussi une adolescente et qui a revécu l’adolescence de sa mère ?

Kh.J. : Nous avons beaucoup hésité avant de les lui faire lire. Bien que la guerre était évoquée en toile de fond (avec beaucoup d’arrondis), déjà l’émotion de Joana en se remémorant ces souvenirs d’adolescence et de guerre était grande. On se demandait ce qu’allait ressentir Alya, notre fille.

J.H. : Je ne reconnaissais pas ma voix, si enfantine à l’époque. C’était une émotion très forte surtout que notre fille venait tout juste de fêter ses 13 ans. Puis je me demandais – à cause des écrits détaillés – si une adolescente pouvait suivre la vie de sa mère comme une série. Mais à y réfléchir, c’est aussi le sujet du film : la transmission. En outre, cette adolescente au Canada va questionner les rêves de sa mère, que sont-ils devenus ? Ont-ils abouti ? Qu’est-ce qu’elle en fait ?

Mais les archives de Khalil interviennent aussi dans ce film...

Kh.J. : Je prenais beaucoup de photos à l’époque, moins que ma fille, bien sûr, sur son Smartphone. On les a donc introduites dans le film. Ce qui fait que le film est comme une sorte de fiction fondée sur des documents authentiques.

J.H. : C’était très intéressant de partir de ces éléments personnels pour les mêler à une fiction totale. Ce n’est pas du tout autobiographique, mais un bidouillage artisanal.

Tous vos films sont-ils une interrogation ou une relecture du passé ?

J.H. : Je pense à Lebanese Rocket Society, cette recherche de la vérité sur le Libanais précurseur d’une fusée avant tout le monde dans les pays arabes.

Kh.J. : Dans tous nos films, nous aimons interroger l’histoire. Mes archives photos (qui comporte 150 000 clichés), sont peu nombreuses par rapport à ce qu’a fait ma fille sur son Smartphone. La façon dont on documente aujourd’hui est très différente de celle du passé, mais cela nous a permis de comprendre notre rapport à l’image. Ce n’est donc pas un travail sur la mémoire mais sur l’histoire.

Des souvenirs, des images et des récits jaillissent de la « Memory Box » de Maya. DR

Justement, comment racontez-vous cette histoire ?

J.H : Nous nous intéressons au passé pour vivre notre présent. Nous le réactivons. On ne peut être en rupture avec le passé, mais comme Khalil le dit souvent, il n’y a pas de nostalgie dans notre travail. Etant donné que nous sommes des artistes et des cinéastes, nous interrogeons aussi les formes. Nous pouvons dire que le travail sur la mémoire se résume à ce que nous retenons d’un événement qui nous est arrivé. En quoi consiste exactement le souvenir ? Quant à la fusée de Lebanese Rocket Society, tout le monde s’est demandé si c’était réel ou une fiction. Pourquoi ? Parce que le Liban a toujours été « empêché » dans ses projets.

Pour vous, que sort exactement de cette boîte à mémoires ?

J.H. : Dans Memory Box, nous avions envie de raconter une histoire qui s’adresse à plusieurs générations. Mais en même temps, il y a dans ce film une partie de toutes nos expériences passées. C’est ce qui nous intéressait : de mélanger le langage cinématographique à l’artistique. On imagine ainsi une autre manière d’aborder le cinéma. Ce film évoque aussi le rêve que nous alimentons toujours dans nos films. Nous n’avons pas le luxe du désespoir. Nous devons toujours rêver. Memory Box est avant tout une histoire d’adolescence, de rêves accomplis ou non. Il rappelle à la mémoire ce que chacun de nous a fait de ses rêves. Pour moi, il ne faut jamais rompre le lien entre le passé et le présent si on veut se récupérer soi-même et récupérer notre pays tout entier.

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Kh.J. : En réalisant Memory Box, nous croyions faire un film sur les années 80 et sur la guerre de l’époque. Nous nous sommes donc demandés si le film était encore pertinent (parce qu’il a été tourné avant la révolution et avant la double explosion du 4 août). Nous nous sommes rendus compte que ça l’est, d’autant plus que cela résonne (malheureusement ) avec notre vie actuelle.

Votre film « Memory Box » (Abbout Productions) est en compétition officielle à la Berlinale 2021. Un festival prestigieux dont le déroulement sera adapté à la période de la pandémie. Comment aura-t-il lieu exactement ? Joana Hadjithomas : Le festival du film de Berlin se déroulera cette année en deux étapes. D’abord, du 1er au 5 mars, il y aura le marché du film (le côté...

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