Avec des ventes massives en 2020 et une valorisation boursière qui a doublé en un an, la société de reconstruction et de développement du centre-ville, Solidere, semble tirer son épingle du jeu. Mais la situation est moins rose qu’elle n’y paraît.

Solidere  tire-t-elle vraiment son épingle du jeu?
Solidere tire-t-elle vraiment son épingle du jeu? Anwar Amro/AFP

Le malheur des déposants libanais aura fait le bonheur du secteur foncier. Valeur refuge par excellence, il a attiré ceux qui cherchaient à sauver leurs économies bloquées sur leurs comptes en devises depuis le début de la crise fin 2019. À l’instar de nombreux propriétaires terriens et promoteurs immobiliers, Solidere a profité de cet engouement pour se refaire une santé.

Sur le papier, les chiffres en attestent: après avoir accusé 115,7 millions de dollars de pertes en 2018, l’entreprise est sortie du rouge en 2019 avec un bénéfice de 42,14 millions de dollars et a poursuivi sur sa lancée au premier semestre de 2020 avec un profit estimé à 38,07 millions de dollars fin juin.

Accélération des ventes

En attendant la publication de ses résultats annuels, dont l’audit est prévu en juin 2021, Solidere a annoncé début janvier avoir réalisé des ventes pour un montant total de 393 millions de dollars en 2020, un chiffre en hausse de plus de 33% par rapport à l’année précédente, et remboursé la quasi-intégralité de ses dettes bancaires, soit plus de 200 millions de dollars.

Si les ventes se sont accélérées au centre-ville de Beyrouth, malgré la forte détérioration de la situation économique dans le pays et dans ce quartier en particulier, c’est parce que Solidere s’adresse «à une niche, majoritairement locale mais aussi expatriée, capable de débourser plus de 25 millions de dollars par achat», rappelle Guillaume Boudisseau, consultant pour Ramco, une société de conseil en immobilier. Face au contrôle des capitaux de facto imposé par les banques, cette clientèle se devait de chercher une alternative aux dépôts et s’est vite retrouvée à court de choix.

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Au tout début de la crise, certains propriétaires et la plupart des promoteurs acceptaient encore d’être payés en «dollars libanais», c’est-à-dire avec des fonds placés en devises dans les banques avant le 17 octobre 2019, ce qui leur permettait à leur tour de rembourser leurs crédits.

Mais au fil du temps, les biens proposés uniquement en «dollars libanais» sont devenus rares, les promoteurs exigeant une part croissante en dollars «frais» sans lesquels ils ne peuvent financer de nouveaux projets.

Mais Solidere, qui peut compter sur sa filiale à l’étranger pour le «fresh», a continué à miser sur le dollar libanais pour doper ses ventes au Liban et rembourser ses dettes auprès des banques locales. «Sans brader ses biens tout au long de l’année, dont de nombreux immeubles, ce n’est que dernièrement que la société s’est contentée d’un petit pourcentage en dollars frais localement, trop insignifiant pour des investisseurs confrontés à une pénurie de biens en chèques bancaires», analyse Guillaume Boudisseau.

Les acheteurs n’ont donc pas hésité. «En un an, la valeur des terrains de Solidere a augmenté de 30 à 40%. L’incidence foncière d’un terrain sur le remblai du Normandy, par exemple, est passée de 1500 à 2100 dollars le m2 vendable», dit-il.

Multiplicité des taux

Cette hausse des prix est toutefois très relative, sachant que le dollar libanais vaut, au mieux, 3900 livres, tandis que le billet vert s’échange à près de 9000 livres sur le marché noir, soit le triple de sa valeur en banque. Cela signifie qu’une incidence foncière à 2100 dollars le m2, calculée en dollars bancaires, vaut en réalité moins de 600 dollars «cash» et a donc fortement chuté par rapport à sa valeur d’avant la crise.

«Cette perte de la valeur n’est pas propre à Solidere, elle concerne tout le pays», précise toutefois Guillaume Boudisseau, en estimant que «tant qu’elle a remboursé ses dettes, la société sort gagnante».

Un avis nuancé par le président du Syndicat des agences immobilières, Walid Moussa: «Solidere a certes remboursé ses dettes mais il faut encore qu’elle puisse continuer à développer et entretenir son patrimoine pour redonner vie à la région».

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D’autant que le quartier est plus désert que jamais depuis le mouvement de contestation et l’explosion au port de Beyrouth qui a endommagé de nombreux bâtiments. De fait, si «les gens ont continué à acheter dans le centre-ville, beaucoup de locataires (bureaux et magasins) ont voulu partir ou renégocier», confirme Guillaume Boudisseau.

Fin juin, les revenus locatifs s’élevaient à 12,5 millions de dollars, soit moins de la moitié de ceux comptabilisés au premier semestre de 2019.

Une réserve foncière extraordinaire

Solidere, qui affirme dans son communiqué avoir accumulé suffisamment de liquidités «pour faire face aux défis futurs», pourrait ainsi revoir sa stratégie dans les mois à venir. «Nous pourrions devenir plus rigides dans les négociations de ventes car nous avons entièrement répondu à nos besoins», affirme son directeur général adjoint, Ziad Abou Jamra. Les liquidités accumulées majoritairement en dollars libanais ne représentent toutefois pas plus de «5 % du capital de la compagnie et ont donc un impact négligeable sur sa valeur et sa stabilité», précise-t-il.

Avec «une participation majoritaire dans Solidere International, évaluée à 351 millions de dollars», et une réserve foncière sans équivalent au Liban, «dont une partie située face à la plage, ainsi que des actifs à Zaytuna Bay et dans les deux marinas», entre autres, «Solidere reste le plus grand joueur sur le marché».

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Difficile toutefois de traduire cette valeur en chiffres dans un contexte de taux multiples. Le bilan de Solidere, tel que présenté en juin, est en effet largement illisible, comme celui de nombre d’entités libanaises, puisqu’il fait apparaître des montants a priori en dollars «frais» (comme la participation dans Solidere International), ainsi que d’autres montants en dollars bancaires (les comptes en banque), tandis que l’évaluation des terrains et actifs immobiliers est elle aussi en dollars libanais.

«Nous ne pouvons pas différencier les deux mais les auditeurs pourraient nous demander de provisionner les dollars libanais», précise le directeur général adjoint.

Valeur-phare de la Bourse

Cette problématique se reflète également au niveau de la capitalisation boursière de Solidere, censée être la valeur-phare de la Bourse de Beyrouth. Ses actions A et B ont vu leurs cours s’envoler en 2020, passant respectivement de 7,3 à 18,5 dollars et de 7,29 à 18,29 dollars en glissement annuel. Cette tendance «artificielle», également liée à la crise, a été portée par une «nouvelle classe d’investisseurs» sur le marché prenant la tangente loin des banques, explique le directeur au marché des capitaux de la FFA Private Bank, Faysal Barbir, en rappelant que «la Bourse de Beyrouth n’a aucune exposition internationale» et que «le volume des transactions y est faible».

Selon lui, le prix des actions pourrait continuer à augmenter «tant qu’il y a cette corrélation inverse entre la demande en immobilier et la confiance dans le secteur bancaire». Mais si l’action vaut en effet 18 dollars environ aujourd’hui, et aurait donc doublé en valeur, il ne faut pas oublier qu’il s’agit, là encore, de dollars bancaires, le produit des ventes étant versé en compte.

En d’autres termes, la valeur réelle de cette action est plus proche de 5 dollars frais aujourd’hui, pas plus de la moitié de sa valeur d’introduction en 1996 (l’équivalent de 10 dollars l’action).

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Pour comparaison, si un investisseur avait placé son argent sur l’indice Dow Jones américain (qui n’est autre qu’une moyenne), la valeur de son placement serait six fois plus élevée et quinze fois plus s’il l’avait placé sur le NASDAQ (valeurs technologiques).

De fait, les ventes record réalisées par Solidere en 2020 reflètent, paradoxalement, davantage l’ampleur de la crise qu’une quelconque embellie, nombre d’acheteurs s’étant rués sur les biens proposés pour sortir à tout prix leurs fonds des banques libanaises, tandis que Solidere en a profité pour nettoyer ses comptes.

La question est de voir maintenant comment affronter l’avenir, nombre d’acquéreurs de biens n’ayant peut-être pas pour objectif de développer ces parcelles mais simplement d’attendre les évolutions futures pour éventuellement les vendre.

Cette donne, ajoutée à l’ensemble des inconnues de la crise libanaise, n’est pas pour faciliter les choses pour Solidere, qui n’a toujours pas réussi, 25 ans plus tard, à véritablement faire décoller le centre-ville de Beyrouth.