Les deux plus grands groupes bancaires du pays ont annoncé le mois dernier la vente de leurs filiales en Égypte. Un choix qui leur permet de survivre, mais qui est loin de garantir un retour à la normale.

La BLOM Egypt a été vendue à l'Arab Banking Corporation pour 427 millions de dollars. DR.
La BLOM Egypt a été vendue à l'Arab Banking Corporation pour 427 millions de dollars. DR.

Pour les banques libanaises, la page des conquêtes napoléoniennes semble tournée. Seize ans après avoir acheté Misr Romanian Bank en Égypte, Blom Bank a annoncé la vente de sa filiale à Arab Banking Corporation tandis que Bank Audi, qui avait mis les pieds au Caire un an plus tard, à travers la Cairo Far East Bank, a cédé la sienne à First  Abou Dhabi Bank, après avoir vendu ses filiales en Irak et en Jordanie. D’autres banques libanaises ont quitté aussi l’Irak, après le renforcement des restrictions imposées par la banque centrale du pays, tandis que certaines envisagent désormais de se retirer de Chypre, où les autorités cherchent à préserver les dépôts de la crise libanaise.

Ce repli intervient alors que la Banque du Liban s’apprête à restructurer le secteur en se basant sur deux exigences principales : l’augmentation de 20% du capital par rapport à fin 2018, imposée par la circulaire n° 532 du 4 novembre 2019, et le placement auprès des banques correspondantes d’au moins 3% des dépôts en devises, imposé d’ici à la fin du mois de février par la circulaire 154 du 27 août. «Les banques qui n’auront pas réussi à se conformer à ces conditions seront reprises par la BDL, qui restructurera leurs équipes de gestion, et pourrait les faire fusionner entre-elles avant de les mettre en vente» explique Nassib Ghobril, directeur de la recherche économique à Byblos Bank.

«La première condition, l’augmentation de capital, n’est pas nécessairement difficile à réaliser, sachant qu’elle peut se faire à travers la réévaluation de la valeur des biens fonciers par exemple», estime l’expert financier Walid Abou Sleiman, pour qui c’est plutôt la liquidité qui pose un problème. D’où l’intérêt de vendre des filiales à l’étranger, d’autant qu’il présente un double avantage. «En vendant leurs filiales étrangères, les banques libanaises libèrent de la liquidité en devises, ce qui leur permet de réaliser le dépôt nécessaire auprès des banques étrangères. Et si le prix de vente est élevé, la plus-value réalisée par rapport à la valeur comptable de l’institution est en soi une hausse du capital», explique Jean Riachi, PDG de la FFA Private Bank.

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Or, selon Nassib Ghobril, il n’est pas impossible de vendre à prix avantageux malgré la crise. «L’intérêt porté par des groupes internationaux montre que les filiales étrangères des banques libanaises étaient bien gérées, et sont un investissement attirant» commente le chercheur, sans préciser si la troisième banque du pays, la Byblos, compte emboiter le pas aux deux plus grandes. Si Bank Audi n’a pas dévoilé le montant de la vente de sa filiale égyptienne, la Blom Bank, dont le capital s’élevait à 3,2 milliards de dollars fin 2018, se félicite ainsi d’avoir levé plus de 427 millions de dollars. «Nous avons réussi à vendre les 99,4% des parts de Blom Egypt que nous possédons pour environ 427 millions de dollars alors que dans nos bilans, la valeur de la banque était marquée aux alentours de 150 millions de dollars, soit notre investissement initial», affirme le directeur général de la Blom Bank, Saad Azhari. Grâce à la vente au groupe ABC, Blom a pu augmenter son capital de plus de 250 millions de dollars, tout en débloquant 427 millions de dollars de liquidités. De quoi assurer la conformité de Blom aux conditions de la BDL.

Saad Azhari reconnaît avoir hésité à se séparer de Blom Egypt, mais il n’y voit pas d’alternatives. «Alors qu’on ne sait toujours pas vraiment l’ampleur des pertes du secteur financier, et qu’il n’existe pas à ce jour un plan de sortie de crise clair et défini, je ne peux pas demander aux actionnaires ou aux clients désireux de souscrire à l’augmentation du capital de le faire sans avoir une vision claire des pertes futures qui viendront enrayer ces nouvelles souscriptions», admet Saad Azhari. Signe de la perte de confiance dans le système, la circulaire 154 de la BDL demandant aux banques d’inciter leurs déposants et actionnaires ayant transféré plus de 500.000 dollars à l’étranger entre le 1er juillet 2017 et le 27 août dernier à rapatrier entre 15 et 30% de la somme, a été très peu suivie. «Seule une petite minorité a accepté de le faire», admet le DG de la Blom.

À la Bank Audi, on se félicite «d’avoir pu assurer une partie des niveaux de liquidités requis par les autorités réglementaires pour la fin février 2021, sans la vente des filiales», et d’avoir réussi à augmenter le capital de 211 millions de dollars en mars 2020, à travers des injections par les actionnaires.

Le groupe, qui continue d’être présent dans 11 pays, affirme toutefois avoir décidé de vendre la filiale égyptienne afin «de garantir un positionnement idéal parmi les banques libanaises viables, avec des niveaux adéquats de capital et de liquidité».

«Il n’y a pas de doute que la crise libanaise a redessiné le secteur bancaire libanais. La stratégie des banques consiste désormais à résister à la crise, par opposition à l’expansion régionale préalablement adoptée», ajoute la direction.

Mais toutes les banques ne vendent pas leurs bijoux de famille. La Banque Libano-Française, par exemple, affirme que sa «politique de gestion conservatrice» lui a permis de «maintenir un ratio de liquidité très largement supérieur aux 3% requis par la BDL, soit environ 220 millions de dollars», et avoir pris toutes les mesures nécessaires pour augmenter ses fonds propres de 20% (soit plus de 162 millions de dollars). Il n’est pas question pour l’institution de quitter les marchés étrangers.

«Nous possédons la Banque SBA, banque française dont le siège est à Paris et qui a une agence à Chypre et une filiale en Suisse, la LF Finance (Suisse). Nous possédons également une agence en Irak et des bureaux de représentation au Nigéria et aux Émirats arabes unis», fait savoir la direction. Seule l’agence de Bagdad est en cours de liquidation «en raison des nouvelles règlementations imposées par la Banque centrale irakienne et de l'absence de perspectives attractive ,» fait-on savoir.

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Différentes stratégies

Comment expliquer ces divergences de stratégie ? Pour Jean Riachi, la localisation des agences et des filiales est cruciale dans la décision de vendre. «L’implantation des banques libanaises en Égypte est différente de leur implantation en Europe», explique-t-il. En effet, «les établissements égyptiens agissent comme des entités plus autonomes que celles en Europe, où la synergie avec le Liban est plus conséquente. La présence en Europe est beaucoup plus importante, puisqu’elle est cruciale dans le commerce extérieur». Une analyse confirmée par Bank Audi, qui souligne l’importance «de conserver une présence dans les pays où on peut servir la diaspora libanaise et subvenir à ses besoins en termes de commerce international et d’investissements, notamment à travers les filiales en France et en Suisse».

Il est aussi plus facile d’obtenir un prix avantageux en Égypte. «L’Égypte est un marché particulièrement prometteur, et beaucoup d’entrepreneurs arabes souhaitent y investir. Malgré le ralentissement économique à l’international, le prix des actions bancaires y reste élevé», affirme Saad Azhari.

Mais même si les banques se conforment aux circulaires de la BDL, le secteur reste loin d’un retour à la normale, malgré les déclarations rassurantes du gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, qui promettait il y a quelques mois sur la chaîne al-Hadath d’assainir le secteur «d’ici le mois de mars» pour lui permettre de «répondre aux attentes des Libanais».

Pour Saad Azhari, cette déclaration a sans doute été faite dans l’hypothèse de la «formation d’un nouveau gouvernement qui négocierait avec le FMI et les pays donateurs les réformes économiques et financières à mettre en place, condition sine qua non pour ce retour progressif à une activité normale, venant accompagner l’ensemble de ces mesures macro-économiques».

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Un scepticisme partagé par Sara Hariri, professeur associé d’économie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, pour qui le chantier opéré par la BDL n’est que de la poudre aux yeux. «Le plan de la restructuration ne sert qu’à une chose : donner l’image d’une répartition équitable des pertes entre les clients, qui ont perdu leurs dépôts, et les banques, qui ont accumulé des profits grâce aux ingénieries financières. Alors que l’épargne des Libanais continuent d’être rongée par la dévaluation, les banques font semblant de faire des sacrifices et d’agir dans l’intérêt général en se conformant aux conditions de la BDL», dit-elle.

Sara Hariri soupçonne même certaines banques de vouloir dissimuler des transferts frauduleux en vendant leurs agences à l’étranger. «Les banques libanaises ont profité de leur présence à l’étranger afin de réaliser des transferts d’argent pour de grands déposants et des individus politiquement connectés. En revendant leurs filiales, elles referment ces canaux et dissimulent les traces», affirme la chercheuse. Saad Azhari se défend toutefois de dissimuler un quelconque transfert. «Je suis favorable à une loi qui oblige tous ceux qui ont transféré des montants sans raisons valables, comme les études à l’étranger ou les soins médicaux, après le 17 octobre 2019, à rapatrier leur argent», affirme-t-il.