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Centenaire Grand Liban : lecture politique

L’agonie du Grand Liban

L’agonie du Grand Liban

« Le confessionnalisme a encouragé les acteurs étrangers à se livrer à une chasse aux alliés (au Liban) en vue de créer des arènes de confrontation alternatives. » Sur notre photo, un groupe de miliciens nassériens à Beyrouth en 1958. Au fond, Ibrahim Koleilat brandissant le portrait du président égyptien Gamal Abdel Nasser. Il deviendra durant la guerre libanaise chef du mouvement nassérien des « Mourabitoun ». Photo DR

Des crises politiques cycliques allant jusqu’à paralyser les institutions de l’État et reporter régulièrement toute échéance électorale et formation gouvernementale ; une insécurité et une impuissance face aux ingérences des acteurs régionaux et internationaux ; un clientélisme répandu à tous les niveaux de l’administration ; une dette publique estimée à plus de 150 % du PIB ; des banques (où 1 % des dépositaires détiennent 50 % des dépôts) aux abois ; une hyperinflation et un pouvoir d’achat en chute libre ; une moitié de la population appauvrie et des réfugiés palestiniens et syriens dans la misère… Le « Grand Liban », 100 ans après sa naissance, sombre aujourd’hui dans les abîmes et n’a plus les moyens de s’en remettre.

Car si les clivages politico-confessionnels, la médiocrité et la corruption de la classe politique dirigeante ainsi que le dilemme des armes du Hezbollah et de son alliance organique avec l’Iran sont en grande partie responsables de la situation actuelle, il est néanmoins clair que le système libanais lui-même, basé sur le « consociativisme », agonise.

Cet essai tente d’apporter un éclairage sur ce déclin de la formule libanaise en tant que philosophie de partage du pouvoir qui a régulé la vie publique depuis la ratification de la Constitution et de la première loi électorale en 1926. Une philosophie inspirant également le pacte national lors de l’indépendance en 1943, et cherchant à garantir la représentation politique de toutes les communautés religieuses et à concilier leurs choix « stratégiques ».

Mais depuis les bouleversements politiques, économiques et démographiques des cinq dernières décennies, le consociativisme ne permet plus un équilibrage et des garanties dans la vie politique, malgré la répartition officielle des tâches consolidée (et modifiée) dans les accords de Taëf en 1989. Les raisons sont multiples.

Caractéristiques des élites politiques

La première raison concerne le rôle que les élites politiques doivent jouer dans les expériences consociatives et leur disposition à trouver des compromis de manière à guider leurs bases de soutien respectives dans le sens de l’évitement des conflits ou de leur résolution.

Les élites politiques libanaises traditionnelles, les zouamas (issus des milieux des notables, commerçants, banquiers et juristes), ont assumé ce rôle jusqu’en 1958. La miniguerre civile cette année-là (pour des raisons internes et pour des choix d’alliances externes) a montré les limites de leurs capacités. La solution à court terme qui a suivi, menant à l’élection du général Fouad Chéhab à la présidence, a instauré une phase de stabilité, de développement économique et de modernisation de l’administration. Cependant, elle n’a pas réussi à introduire les réformes politiques capables de contenir d’éventuelles divergences et d’ajuster la formule consociative afin d’accommoder les changements et les évolutions économiques et sociales.

Ainsi, les tensions puis les divisions par rapport à la participation politique et ses quotas, et surtout par rapport à la montée du militantisme palestinien à la fin des années 1960, ont précipité le pays vers la guerre civile. Les bouleversements causés par cette dernière à partir de 1975, les invasions syrienne et israélienne qui l’ont attisée, la culture politique et les mutations des milices lors de ses différents épisodes, l’émergence du Hezbollah et enfin l’hégémonie de Damas de 1990 et jusqu’en 2005 ont tourné la page des « élites traditionnelles » et ouvert la voie à des élites partisanes militantes. Ces dernières, avec leurs ambitions hégémoniques et leurs alliances et financements externes, sont prêtes à lutter pour imposer leurs choix (et ceux de leurs sponsors), ou tout au moins à entraver le fonctionnement des institutions de l’État si ces choix ne sont pas respectés.

Les conséquences ont été dramatiques: crises récurrentes et incapacité à prendre des décisions.

Monopolisation des représentations des communautés

La deuxième raison concerne la monopolisation de la représentation confessionnelle. Depuis 1975, les communautés maronite, druze puis chiite se considérant menacées ont cherché, l’une après l’autre, une solidarité interne fondée sur la loyauté à une force politique/paramilitaire. Cela a conduit à la construction d’institutions et de discours dominants au sein de ces communautés. Les grands chantiers de la reconstruction à partir de 1992 et l’appui saoudien ont permis à Rafic Hariri de rallier la communauté sunnite, qui s’est vu elle aussi soudée autour de son leadership et ce qu’il incarnait (et ce jusqu’à son assassinat en 2005 et sa succession par son fils Saad).

La division selon des lignes communautaires dans plusieurs régions en raison des déplacements forcés causés par la guerre, des occupations israélienne et syrienne, les souvenirs qui y sont inhérents et les lignes de démarcation réelles et imaginaires ont renforcé à leur tour l’hégémonie politique et culturelle au sein des différentes communautés.

Et tout cela a effacé la diversité, réduisant les choix à un ou deux par communauté et transformant les alliances entre forces politiques en blocs confessionnels monolithiques, capables chacun de bloquer – au nom du consociativisme et des droits des communautés – les institutions et de paralyser la vie politique.

Ingérences et facteurs étrangers

La troisième raison s’inscrit dans les relations entre forces confessionnelles et acteurs externes. Ces derniers ont souvent été un élément influent dans les équations politiques libanaises, car depuis l’indépendance, le consensus national a été fragile s’agissant du positionnement officiel vis-à-vis des axes régionaux et internationaux s’affrontant dans le Moyen-Orient. En même temps, le confessionnalisme a encouragé les acteurs étrangers à se livrer à une chasse aux alliés en vue de créer des arènes de confrontation « alternatives », compte tenu de l’emplacement stratégique du Liban.

Ces dynamiques se sont amplifiées depuis une vingtaine d’années, et leurs derniers épisodes sont les affrontements par proximité entre Iraniens et Saoudiens, ou encore entre Iraniens et Américains (sans oublier les menaces entre Israéliens et Iraniens qui évoquent des règlements de comptes sur le sol libanais et ses frontières), mettant ainsi en péril la stabilité et la sécurité du pays.

Un système rigide et une société en mouvement

La quatrième raison réside dans le fait que le consociativisme dans le système politique libanais est une formule inerte qui s’est avérée incapable de faire face aux transformations qui se produisent dans la société. Cette dernière bouge, évolue et change de traits à la fois démographiquement, culturellement et économiquement. Pourtant, aucune force politique n’a été capable de changer le système ou d’introduire des amendements au-delà de la simple redistribution des parts de pouvoir et de leurs prérogatives.

Cela nous amène à l’idée que la formule consociative statique est devenue incapable d’éviter les troubles et de gérer le partage du pouvoir d’une manière efficace. Toutefois, elle rend également difficile l’idée de s’en éloigner en temps de crise. De fait, il est impossible d’exclure un groupe de la participation à l’exercice du pouvoir, tant le confessionnalisme est devenu la seule forme de représentation, enracinée dans le système étatique et à travers les institutions religieuses.

La surpuissance du Hezbollah

Depuis 2005, la scène libanaise subit les conséquences de l’excès de force du Hezbollah, qui joue à Beyrouth le rôle qu’a jadis joué le régime assadien. Se basant sur sa popularité au sein de la large communauté chiite, sur l’armement iranien et l’efficacité de sa branche armée et sur ses alliances et réseaux d’allégeance, sa surpuissance a plusieurs effets : elle lui permet d’imposer des choix dans la politique étrangère, de déployer ses miliciens contre ses opposants, d’envoyer des milliers de combattants en Syrie pour défendre son régime et de s’illustrer comme l’allié iranien le plus fiable sur tous les fronts guerriers de Téhéran dans la région. Et cela a bien sûr des répercussions sur les équilibres au Liban et sur la philosophie de sa formule politique…

En raison de ces cinq développements et facteurs, le modèle consociatif, né quelques années après la naissance du « Grand Liban », est aujourd’hui en déclin, et la vie politique l’est également.

La révolution d’octobre 2019, sa répression et l’incapacité de gouverner et de réformer les institutions défaillantes, malgré l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth et les pressions de la France et de la communauté internationale prêtes à soutenir un sauvetage financier, montrent à quel point le pays est en détresse.

Sans repenser les fondements mêmes de son État, de sa capacité à « monopoliser la violence », de ses lois électorales, de son confessionnalisme, du sens de sa citoyenneté, de sa décentralisation administrative, de son système judiciaire, de son économie et des pratiques clientélistes, voire mafieuses, de ses politiques, sa survie après son centenaire semble de plus en plus compromise...

Ziad MAJED

Politiste et professeur à l’université américaine de Paris

Des crises politiques cycliques allant jusqu’à paralyser les institutions de l’État et reporter régulièrement toute échéance électorale et formation gouvernementale ; une insécurité et une impuissance face aux ingérences des acteurs régionaux et internationaux ; un clientélisme répandu à tous les niveaux de l’administration ; une dette publique estimée à plus de 150 % du PIB...