Rechercher
Rechercher

Centenaire Grand Liban : lecture politique

L’apport des jésuites à la constitution du Grand Liban

L’apport des jésuites à la constitution du Grand Liban

Les bâtiments de la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph, à la rue de Damas, en 1912.

Nous connaissons quelque peu l’apport des jésuites des années 1919-1920 à la naissance et au développement du Grand Liban. Ils étaient au rendez-vous, les pères de l’université, pour appuyer le patriarche Howayek dans ses démarches. En 1919, le père René Mouterde, chancelier de la faculté de droit à l’époque, visite le patriarche avant et après son voyage à Versailles pour lui exprimer «l’inquiétude des Libanais sur leur patrie » – celle en particulier des étudiants de l’Université Saint-Joseph qui sont à l’avant-garde de la mobilisation en faveur du projet politique libanais.

Le 15 juillet 1919, les PP. Lucien Cattin, recteur, Gérard de Martimprey, chancelier de la faculté de médecine, et René Mouterde rejoignent la baie de Jounieh pour soutenir le patriarche qui embarquait pour la France. À Rome, il est reçu par le P. Vladimir Ledochowski, supérieur général des jésuites. À Paris, deux jésuites, les PP. Louis Jalabert et Martimprey, sont consultés en permanence. Son retour est célébré d’une manière triomphale à l’USJ même.

En 1920, Monseigneur Abdallah Khoury racontera dans son diaire l’apport du P. Claudius Chanteur, supérieur provincial au Liban, et de ses compagnons, dans la mission qui lui a été confiée par le patriarche Howayek auprès des autorités françaises. Pour faire bref, ce Liban dans son concept même comme terre des libertés et du vivre ensemble, notre université a concrètement contribué à sa naissance et à son développement. Ce soutien à l’idée du Liban comme État autonome trouve ses racines chez deux historiens jésuites qui ont marqué la pensée libanaise de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

Les traces du Grand Liban dans les œuvres de Martin et Lammens

Il est vrai que cette idée du Grand Liban fut un grand rêve pour toute une génération de fondateurs, dont le plus grand est indiscutablement Mgr Élias Howayek. Sans chercher à faire du concordisme ni une histoire des cent ans écoulés, il est bon de rappeler que plus d’un jésuite parmi les grands universitaires et missionnaires de la fin du XIXe siècle et des débuts du XXe a contribué, grâce à ses travaux, à l’émergence du Grand Liban dans ses frontières actuelles.

Ces jésuites, parfois controversés, ont indéniablement influencé le cours de l’histoire. En premier, voici Henri Lammens (1862-1937), belge, historien et islamologue, auteur d’une histoire de la Syrie. Ce jésuite fut l’un des premiers à creuser l’idée du Grand Liban dès 1902, dans un article publié à Paris par la revue Études et intitulé « Quarante années d’autonomie au Liban ». Lammens y ébauche les frontières du Grand Liban tel qu’il fut proclamé en 1920.

Un autre texte, « Tasrih al-absar fi ma ya7tawi Loubnan mina al-athar » (Des regards sur ce que le Liban contient de sites historiques) délimitait dès 1903 les contours du Liban dans pratiquement sa superficie actuelle. Au début de la deuxième partie, un exposé est consacré au Liban dans ses frontières actuelles et par opposition au seul Mont-Liban, en vue d’étayer tant sa pertinence historique que sa géographie au travers des récits de voyageurs arabes et occidentaux. Le travail de Lammens, qui est l’auteur d’un ouvrage sur l’histoire de la Syrie, n’hésite pas à condamner les despotes ottomans et l’inanité des prétentions du roi Fayçal.

Ce travail fut précédé, dans les années 1870, par une autre histoire du Liban, œuvre en langue française non publiée du jésuite français Pierre Henri Martin (1825-1880). Cependant, en 1898, l’Imprimerie catholique des jésuites publiera une brève version en langue arabe de cette Histoire du Liban (Tarikh Loubnan), dans laquelle Pierre Marie Martin retrace l’histoire du Liban depuis l’Antiquité dans les limites géographiques du Grand Liban.

Retenons que ces deux auteurs distinguent nettement, tant géographiquement qu’historiquement, la presqu’île Arabique de la Syrie, tout en mettant en valeur l’entité propre du Mont-Liban appelé à s’agrandir en Grand Liban pour qu’il demeure viable au sein d’un environnement que distingue la pluralité communautaire de sa population. En cela, ils se révèlent héritiers de la pensée du grand patriarche Estéfan el-Doueihi.

Vu l’importance de ce courant historiographique, on peut affirmer que ces deux jésuites, ainsi que d’autres, ont influencé les théoriciens de l’établissement du Grand Liban comme Charles Corm, Boulos Noujaim dit Jouplain ou Yusuf el-Saouda, qui ont appuyé les thèses de Mgr Howayek.

L’appel de Lucien Cattin

Quelques mois avant la proclamation du Grand Liban, en juin 1920, le P. Lucien Cattin, de nationalité suisse et ancien recteur de l’USJ, adressa un vif et long appel aux anciens étudiants de l’université pour leur dire les défis de la proclamation de l’État du Grand Liban.

« Au moment présent, dit-il, moment suprême des décisions qui vont fixer définitivement le sort de votre nation, intensifiez vos efforts. Restez unis, inébranlables dans vos revendications ; elles sont la condition de votre liberté, de votre indépendance, de votre existence. Ne lâchez pas la main qui, malgré certaines apparences, est une main amie ; aidez-la à déjouer les intrigues d’une politique masquée, astucieuse et jalouse, et elle sera ce qu’elle veut être, la main libératrice. À vous aussi, mes amis, au moment où vous devenez souverains, je dis : Soyez (…) des hommes de volonté qui cherchent le devoir et l’accomplissement avec loyauté, qui ne savent pas plier au souffle des caprices étrangers.

« Aimez donc votre Liban, votre Grand Liban, aimez-le beaucoup ; par lui toutes les générations du passé vous crient : En souffrant, en priant et en mourant, nous avons conquis l’indépendance du Liban ; vous, nos fils, en travaillant, en vous dévouant, en vous sacrifiant, avec l’aide de Dieu, sachez donner au Liban indépendant une physionomie et un caractère dignes de vos pères ; que le Liban de demain soit le Liban des anciens jours… transfiguré ! »

Une remarque de Louis Cheikho

Mais les jésuites peuvent alterner entre l’enthousiasme et le réalisme. Le jésuite Louis Cheikho, chaldéen originaire de Mardin, dans un article paru dans al-Machriq en 1921 à l’occasion de la proclamation du Grand Liban et de la dédicace du pays au Sacré-Cœur de Jésus, réfléchit sur le sens ultime de cette proclamation. À ses yeux, le Grand Liban bénéficiait désormais en tant qu’État d’une liberté souveraine qu’il s’agissait de traduire par l’établissement d’une patrie libanaise fondée sur des valeurs comme l’unité, la science et la prospérité pour tous ses enfants. Mais l’auteur exprime, dans le même texte, une certaine réserve pessimiste. Il craignait, en effet, que « les problèmes difficiles et ardus, les obstacles multiples dus aux dissensions religieuses internes, aux conflits communautaristes, aux désaccords des points de vue, la divergence des intérêts politiques, la contradiction entre les opinions », ne puissent mener à sa perte et à sa dislocation.

En visionnaire, Cheikho anticipait avec appréhension la nature conflictuelle des rapports entre les gens ainsi que la mauvaise gestion de cette conflictualité par les hommes politiques.

Cette reprise de certains moments de la constitution du Grand Liban rappelle les constantes qui dictèrent l’agir des jésuites : la mise en place de structures de l’État du Grand Liban, l’amour du Liban et pas d’un autre, un comportement politicien au service du Liban et du vivre ensemble, l’unité dans la diversité, la liberté de conscience, la sauvegarde des institutions. Le Grand Liban comme sécurité pour les chrétiens. Des objectifs sans cesse actuels, à actualiser et à défendre.

Salim DACCACHE s.j.

Recteur de l’Université Saint-Joseph

Nous connaissons quelque peu l’apport des jésuites des années 1919-1920 à la naissance et au développement du Grand Liban. Ils étaient au rendez-vous, les pères de l’université, pour appuyer le patriarche Howayek dans ses démarches. En 1919, le père René Mouterde, chancelier de la faculté de droit à l’époque, visite le patriarche avant et après son voyage à Versailles pour...