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Centenaire Grand Liban : lecture politique

La pénitence du centenaire

La pénitence du centenaire

La plaque commémorative posée à la Résidence des Pins.

Ah ! qu’il sonnait fort, clair et brillant à l’oreille, ce Grand Liban que proclamait en 1920 le général français Henri Gouraud sur le perron de la Résidence des Pins ! Grand en effet, toutes proportions étant gardées, car au noyau du Mont-Liban venaient s’ajouter une bande de littoral, la plaine de la Békaa et un versant de l’Anti-Liban. Mais c’est surtout l’accession instantanée du nouveau-né au rang d’État (l’indépendance viendrait plus tard) qui faisait l’événement.

Las, un siècle plus tard, et par une de ces pirouettes dont est capable l’histoire, c’est précisément cette fondamentale qualité d’État qui est durement mise à l’épreuve, sinon remise en question, par la phénoménale cascade de crises dont souffre le pays. De cette déchéance, et sans évidemment ignorer le faisceau d’ingérences étrangères qui n’ont cessé de s’acharner sur notre pays, les Libanais eux-mêmes portent une énorme part de responsabilité. La grinçante ironie de l’histoire, encore elle, veut ainsi que pour son centenaire, l’État libanais se trouve géré, depuis des années, par le personnel politique le plus incompétent, le plus irresponsable, le plus corrompu jamais répertorié dans les annales.

Un territoire, un peuple et une autorité politique souveraine pour gérer le tout : tels sont, en droit constitutionnel et international, les éléments fondateurs de tout État. Non seulement nécessaires sont ces conditions, mais elles doivent se trouver indissolublement réunies dans le même acte de naissance. À son tour, un territoire est défini par les frontières qui le délimitent et qui, dans une situation idéale, sont sûres et reconnues, surtout des États voisins. Or, de quelque côté de la boussole que l’on tourne le regard, il faut bien constater qu’il reste encore là beaucoup à faire pour ce membre fondateur des Nations unies et de la Ligue arabe qu’est notre pays.

Malgré un tardif échange d’ambassades, la Syrie n’a jamais vraiment digéré l’émergence d’un Liban indépendant, qu’elle estime avoir été iniquement dépecé de son aire naturelle par le colonialisme français. Sourde aux injonctions de l’ONU, elle se refuse toujours à une claire délimitation de sa frontière avec le Liban, calamiteuse passoire par où n’ont cessé de transiter, dès les années cinquante du siècle dernier, trafiquants, combattants, armes et munitions. Même en ces temps de détresse socio-économique et financière que connaît le Liban, carburants, médicaments et denrées essentielles, subventionnés de surcroît par un Trésor libanais exsangue, continuent d’être impunément convoyés vers la Syrie.

Le litige des fermes de Chebaa

Le retrait israélien du Liban-Sud, opéré en l’an 2000, n’a pas réglé pour autant le contentieux territorial, pas plus d’ailleurs qu’il n’a mis un terme aux confrontations militaires avec le Hezbollah. Le litige porte principalement sur ces fantomatiques fermes de Chebaa dont le Liban revendique la propriété, mais qu’Israël dit avoir ravies à la Syrie durant la guerre de juin 1967 ; or, s’il reconnaît verbalement la libanité de ce secteur, le régime Assad se refuse obstinément à consigner ce fait auprès des Nations unies, ce qui ôterait au Hezbollah tout prétexte pour poursuivre sa résistance armée contre l’État hébreu…

Manquait à cet étouffant tour d’horizon un regard sur l’ouest, sur le grand large, la Méditerranée et ses lignes de faille. Seule l’alléchante perspective d’une colossale manne gazière et pétrolière gisant sous les eaux pouvait initier une négociation sur la frontière maritime, engagée tout récemment sous les auspices de l’ONU et la houlette des États-Unis; une fois menée à bon terme, elle pourrait enfin conduire à un accord sur l’épineuse question des fermes de Chebaa, dont le Hezbollah prend prétexte pour refuser de se séparer de son arsenal.

Un peuple, un ?

Il existe de par le monde maints exemples d’États où les différences, culturelles, religieuses ou même ethniques, n’ont pas empêché la formation de peuples unis, en dépit de leur diversité, dans une même et exclusive appartenance nationale, dans le consentement d’un même destin. Cette gageure, nous ne l’avons que sporadiquement – et fort imparfaitement – tenue, et l’échiquier politique libanais se résout aujourd’hui à une chaotique foire d’empoigne à forte coloration confessionnelle.

D’une déconcertante simplicité paraît aujourd’hui ce pacte national de 1943, par lequel les chrétiens renonçaient à la protection de la France, et les musulmans au rattachement à la Syrie. On se prend à regretter le temps où, pour reprendre la percutante et célébrissime formule de Georges Naccache, c’était deux négations seulement – et non trois, quatre ou plus, comme c’est le cas aujourd’hui – qu’il fallait vaincre, pour faire une nation. De nouveaux pôles d’attraction écument en effet la région, attisant les tensions sectaires ; entre autres aberrations, on voit par exemple un Hezbollah maître de la communauté chiite s’ériger en parti libanais dans le même temps qu’il proclame son allégeance politique et idéologique, militaire et même financière, à Téhéran.

Angoisse existentielle

C’est dire que ce centenaire devrait être l’occasion de soumettre le modèle libanais, tant chanté dans le passé, à une énergique cure de jouvence et le confronter en toute honnêteté à son heure de vérité. Entre autres droits que garantit aux citoyens la Constitution des États-Unis figure la recherche du bonheur. Instruits par une féroce guerre de quinze ans, alimentée de mille sources étrangères, les législateurs de Taëf, eux, ont jugé utile et même indispensable de rappeler, dans le préambule de la Loi fondamentale, que le Liban est, pour les Libanais, une patrie… définitive ! Cette seule précision en dit long sur l’angoisse existentielle pesant (pour la plus grande satisfaction de voisins malveillants) sur la viabilité, la pérennité d’un assemblage de tribus sectaires vouées à se disputer continuellement des pans de pouvoir au sein d’un État en perpétuel dysfonctionnement : angoisse que la ruine économique et financière de ce qui fut naguère la Suisse du Moyen-Orient ne peut naturellement qu’aviver.

Le puzzle de l’autorité

De leur extraordinaire diversité, les Libanais étaient en droit d’attendre qu’elle fût facteur de richesse, et non source latente de conflits, trop souvent violents. Il eût fallu plus d’une génération de dirigeants éclairés pour réussir à gérer, en bons pères de famille, un assemblage de communautés aussi délicat qu’exaltant, pour préserver et porter à la perfection l’idyllique image d’Épinal.

Le fragile édifice a énormément pâti, certes, des tempêtes régionales dont certaines ont gravement ébranlé ses assises. La création, à ses portes, de l’État d’Israël qui a entraîné un afflux de réfugiés palestiniens s’organisant plus tard en guérilla, la spirale de raids et représailles aboutissant à des invasions en règle et même à une guerre civile de quinze ans, les vagues de nationalisme arabe puis de radicalisme religieux : tous ces cataclysmes ne sauraient exonérer toutefois de leurs écrasantes responsabilités les dirigeants libanais eux-mêmes.

Par leur imprévoyance, leur veulerie, leurs sempiternelles querelles ou leur même propension à la corruption, ces derniers, en effet, auront cautionné, par trois fois en l’espace de quelques décennies, la cession de larges pans de la souveraineté nationale.

L’État dans l’État

Les accords du Caire conclus en 1969, et qui accordaient à la résistance palestinienne le droit d’opérer contre Israël à partir du Liban-Sud, n’ont pu empêcher, pour autant, une dévastatrice guerre civile de quinze ans. La tuerie ne prenait fin qu’au prix d’une longue occupation syrienne du Liban, la satellisation en règle de ce dernier se trouvant scellée par un traité de fraternité et de coopération.

Non moins choquant est le véritable État dans l’État que s’est constitué le Hezbollah, doté d’une redoutable armée parallèle qu’il envoie guerroyer sur les fronts de son choix, et qui excipe de son libanisme dans le même temps qu’il tire gloire de son absolue obédience politique, militaire et idéologique à la République islamique d’Iran.

Tant d’aberrations ne pouvaient humainement survenir qu’à l’ombre d’une vertigineuse déliquescence du système de démocratie parlementaire dont s’était doté le Liban et que prétendait affiner, en le rééquilibrant, la Constitution de Taëf. La place manque ici pour énumérer tous les détournements, dévoiements, distorsions et dénaturations infligés aux lois par la classe dirigeante. Rappelons seulement le blocage, par défaut de quorum, de plus d’une élection présidentielle à la Chambre des députés, pourtant réunie en son expresse qualité de collège électoral. Ou encore cet aberrant concept de démocratie consensuelle ; érigé en dogme, ce dernier déclare illégitime toute mesure gouvernementale à laquelle n’auraient pas souscrit les représentants, au Parlement, de l’une ou l’autre des communautés. Voilà qui condamne périodiquement le gouvernement à la paralysie, notamment avec la pratique abusive du tiers de blocage ; voilà aussi qui rend superflu le pouvoir de censure du législatif…

L’insatiable rapacité des puissants

Pour navrantes qu’elles soient, ces dérives des institutions ne sont encore rien, comparées à la vertigineuse déchéance du personnel politique libanais en place depuis trois décennies. Jamais en effet la corruption officielle n’a été plus criante. Jamais, non plus, n’a-t-elle été étalée avec plus d’impudence, car assurés de leur impunité, même les plus acharnés des rivaux se retrouvent objectivement complices dans le même pillage de l’État, aujourd’hui en ruine.

De toutes les malédictions qui se sont abattues sur le Liban, comme pour le châtier de cent ans de mal-gouvernance, c’est bien cette insatiable rapacité des puissants qui aura le plus clairement conduit à l’effondrement en cours ; davantage que tout autre motif de doléances, c’est elle qui avait provoqué la vaste contestation populaire du 17 octobre 2019, et c’est par elle que toute réforme doit irrévocablement commencer.

Il faudra beaucoup d’imagination aux Libanais (mais aussi une énergique contribution du dehors, car telle est la règle depuis des siècles) pour reconstituer une formule nationale qui, dans ses beaux jours, a pu faire illusion de modèle. Pour façonner une patrie viable et vivable. Pour redonner grandeur au Liban.

Issa GORAIEB

Éditorialiste, ancien rédacteur en chef de L’OLJ

Ah ! qu’il sonnait fort, clair et brillant à l’oreille, ce Grand Liban que proclamait en 1920 le général français Henri Gouraud sur le perron de la Résidence des Pins ! Grand en effet, toutes proportions étant gardées, car au noyau du Mont-Liban venaient s’ajouter une bande de littoral, la plaine de la Békaa et un versant de l’Anti-Liban. Mais c’est surtout l’accession...