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Culture - Roman

Shane Haddad, le foot, la littérature et la quête de soi

Shane Haddad, lauréate du prix du jeune écrivain 2020, vient de publier « Toni tout court » (P.O.L, 2021), un premier roman porté par une voix sonore et singulière, qui pose la question de la construction de soi, à travers une écriture qui réfléchit sur elle-même.

Shane Haddad, le foot, la littérature et la quête de soi

Shane Haddad, primo-romancière déjà primée. © Hélène Bamberger/P.O.L

Toni tout court (P.O.L) premier roman de Shane Haddad, est un bain de jouvence insolite. Il plonge le lecteur dans l’intériorité d’une jeune fille, le jour de ses vingt ans, et dans le foisonnement de son vécu, de ses émotions et de ses rêves. Une voix narrative porte le fil d’une pensée tout en méandres et en court-circuits, qui mêle les mots des autres, des pensées à peine formulées, des réminiscences du passé et une perception du présent toujours en mouvement.

« Aujourd’hui Toni a vingt ans. Elle se regarde dans la glace. J’ai vingt ans. Elle n’a pas l’impression d’avoir 20 ans. C’est son anniversaire et c’est jour de match. » Entre ses études de littérature, sa première déception amoureuse et des relations familiales douloureuses, Toni interroge la construction de son être en devenir, alors qu’elle prend conscience des injonctions genrées qu’elle a intégrées. « Tu aimes ta coiffure, tu aimes ton maquillage. Une belle femme est une femme qui prend soin d’elle. » Une parole liquide se déploie autour de cette quête ontologique, scandée par certaines formules incantatoires, « mes cheveux, mes cheveux » ; elle semble incarner la trajectoire de l’héroïne vers elle-même. Le roman est tendu vers le match de football, qui clôture une journée d’anniversaire, à l’issue de laquelle s’esquisse une épiphanie. « Supporters, je me joins à la violence de vos voix priantes. C’est ici que mes vingt ans sont. Dans ces chants, dans ces graves, dans la conviction de tous vos yeux amoureux. Toni lève les bras et sans doute, enfin, le corps devine. »

Après des études de lettres, Shane Haddad a suivi un master de création littéraire au Havre, dont l’objectif est de produire une œuvre littéraire en deux ans. C’est dans ce cadre que la romancière a écrit Toni tout court, avec pour référent l’écrivain Frédéric Forte. Une partie de ce récit a été envoyée au concours du jeune écrivain en 2019, sous la forme d’une nouvelle, Toni la fille. Ce premier texte a été récompensé par le jury, qui lui a attribué le quatrième prix, sans doute charmé par l’impression de flottement de ce déroulé de sensations foisonnantes et simultanées.

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« Mon ambition était d’être la plus proche de mon corps, pour essayer d’écouter les sensations plutôt que de chercher à les expliquer, ce qui aurait brisé la tension du texte. J’ai retranscrit dans mon roman la transmission de cette matière vierge sur mon clavier, et son immédiateté, qui est aussi celle que l’on ressent dans une tribune de stade de football. On se retrouve projeté vers la victoire, mais on ne fait que l’imaginer et, en même temps, on vit un ultraprésent en sentant nos pieds piétiner, notre voix cassée à force de chanter... » précise l’auteure, qui reconnaît à ses textes une dimension « intime » plutôt qu’autobiographique. « La mise en écriture permet une certaine distanciation, et à partir du moment où je suis rentrée dans une dynamique de fiction, je n’ai fait qu’éloigner mon personnage de moi. Quand j’ai terminé le livre, j’ai eu l’impression d’avoir Toni à côté de moi », ajoute la jeune romancière, qui a visé une forme de simplicité afin d’être la plus juste et la plus sincère possible dans son écriture. « Pour que Toni puisse devenir réelle à mes yeux, il fallait que j’essaie de la comprendre dans son intimité la plus totale, et c’est le souffle qui s’est mis dans le texte. Je n’ai pas utilisé de dialogue, qui est une matière qui me semble très dure : toutes les conversations de Toni avec des personnages extérieurs à elle sont intégrées dans sa propre voix, ce trouble de la parole est volontaire », enchaîne Shane Haddad avec enthousiasme.

« Tu pèses combien. Tu dois avoir de jolis bourrelets »

La voix intérieure de Toni intègre la vision de sa mère sur ce que doit être la féminité. « Tu fais attention à ton poids, parce que les garçons ne voudront plus de toi. (...) Tu fais comme moi. Tu pèses combien. Tu dois avoir de jolis bourrelets. Tu sais que tu seras toujours ma fille chérie. » Et dans la confusion des perceptions, le mal-être est tangible. « J’ai regardé comme tu te regardais », admet Toni.

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Shane Haddad, qui a grandi entre deux cultures, française et tunisienne, et deux religions, catholique et juive, exprime dans son texte une réflexion profonde sur la transmission transgénérationnelle d’un positionnement complexe des femmes. « Entre les générations, elles semblent se transmettre une espèce de regard, de jugement sur le corps et j’ai pu explorer dans mon roman comment une mère transférait dans sa fille des graines de culpabilité sur son propre corps. La volonté d’être belle se transmet entre les femmes et, pendant très longtemps, elles ont été considérées selon leurs fonctions – la beauté en est une – et non selon leur identité. Elles faisaient, mais elles n’étaient pas, et s’il y avait une indépendance d’esprit, une pensée qui réfléchit, ça devenait chaotique. Et c’est au moment où Toni se défait de cette idée de fonction qu’elle peut devenir ce qu’elle veut, sans perspective genrée. Je crois que la pensée n’est ni féminine ni masculine », explicite la jeune auteure, qui propose une lecture originale des stades de foot et de leurs enjeux afférents. « Au cours de mes études, je fréquentais les salles de théâtre, mais aussi, tous les vendredi soirs, le stade de Saint-Ouen, pour assister aux matchs du Red Star, un club de troisième division. Je me suis rendu compte qu’il y avait un écho entre ces deux univers ; le stade m’a rappelé le théâtre antique, vivant et vivifiant. C’est un vrai rassemblement, avec une communauté anonyme, hétérogène et unie autour d’un seul objectif, qui n’est même pas de gagner mais de soutenir une équipe », explique la romancière. Lorsque la narratrice constate à la fin du roman « je suis un corps sans voix. Ma voix ne porte pas », la question de la parole romanesque est posée. « Dans cette phrase, je réfléchis autant à la fiction qu’à l’écriture elle-même. C’est un chemin silencieux, où on est seul et où on doit écouter ce silence interne. Toni est aussi la métaphore de mon processus d’écriture, elle ne parle pas dans l’histoire, et c’est un personnage littéraire bloqué dans un livre. L’écrivain, lui, écrit des paroles, mais on ne les entend pas : il faut attendre un lecteur. »

Une invitation qui mérite d’être honorée sans hésiter.

Toni tout court (P.O.L) premier roman de Shane Haddad, est un bain de jouvence insolite. Il plonge le lecteur dans l’intériorité d’une jeune fille, le jour de ses vingt ans, et dans le foisonnement de son vécu, de ses émotions et de ses rêves. Une voix narrative porte le fil d’une pensée tout en méandres et en court-circuits, qui mêle les mots des autres, des pensées à peine...

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