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Culture - Critique

Un homme déguisé en Arabe à Tokyo

Sabyl Ghoussoub*, jeune écrivain et chroniqueur libanais installé à Paris, revient pour « L’OLJ » sur le nouveau roman d’Eduardo Halfon qui comprend, selon lui, « l’une des plus belles définitions de la libanité. »

Un homme déguisé en Arabe à Tokyo

Eduardo Halfon, écrivain guatémaltèque au grand-père libanais. (c)Adriana Bianchedi

Eduardo Halfon fait partie de ces écrivains dont je guette chaque sortie de livre comme la promesse d’une nuit d’amour. Le jour de la parution, j’annule mes rendez-vous, je ne partage avec personne mon programme de la journée et je me rends dans une librairie inconnue (de peur de me faire démasquer). Sans un bonjour au propriétaire, je me glisse au milieu des rangées à la recherche de la fameuse couverture bleue. Depuis son deuxième roman La pirouette, les éditions de la Table Ronde traduisent de l’espagnol les romans d’Eduardo Halfon qui avant d’être juif, polonais, libanais et parfois même américain, est avant tout un écrivain guatémaltèque. Après avoir payé mon dû, je glisse le livre dans la poche de mon manteau et je m’en vais me balader main dans la poche avec ma nouvelle amante. Le soir venu, je rentre à la maison, j’annonce à ma compagne que j’aimerais passer la soirée à lire (ce qu’elle ne peut pas me refuser) et je m’allonge sur le lit à tourner les pages de ma nouvelle dulcinée.

Pour mémoire

Plongée jubilatoire dans un Moyen-Orient décloisonné


« J’arrivai à Tokyo déguisé en Arabe » est la première phrase de son nouveau roman Canción, chanson en espagnol, car c’est de cela aussi qu’il s’agit avec l’écriture d’Eduardo, de musique. J’insiste souvent sur l’importance de l’incipit d’un roman. Si celui-ci ne me sied pas, je suis capable de refermer instantanément le livre. Je ne suis pas le seul écrivain à le penser, feu Vassilis Alexakis qui nous a quittés il y a quelques jours laissant parmi nous un immense vide, le disait aussi. Vassilis lisait uniquement la première phrase des romans, il savait alors si le livre était bon ou mauvais. Elle doit nous prendre par les tripes, semer le doute en nous ou emporter le lecteur instantanément ailleurs. L’une d’Alexakis me revient : « Je vais vous dire mon problème : je ne baise pas assez. »

Revenons-en à « J’arrivai à Tokyo déguisé en Arabe ». Qu’irait faire un Arabe à Tokyo ?

Puis ce n’est pas un Arabe mais un homme déguisé en Arabe, serait-ce donc un clown ? Un espion ? Un espion qui travaille pour le compte de qui ? Du Mossad ? Des services secrets guatémaltèques ? Des services secrets arabes (existent-ils seulement ?) ? Que nous promet l’auteur ici ? Un roman d’espionnage ? Un roman drôle (éventuellement tendu) ? Un roman déguisé ? Peut-être les trois à la fois. Mais au risque de briser cette intrigue, il s’agit de tout autre chose. L’histoire est celle d’un narrateur du nom d’Eduardo Halfon qui, invité à un congrès d’écrivains libanais à Tokyo, retournera sur son enfance dans le Guatemala des années 1970 ainsi qu’au souvenir d’une mystérieuse rencontre dans un bar miteux – situé au coin d’un bâtiment circulaire – pour élucider les énigmes entourant l’enlèvement de son grand-père, un commerçant juif et libanais, par un matin glacial de janvier 1967, en pleine guerre civile du Guatemala.

« Canción », le nouveau roman d’Eduardo Halfon.

Dans ce roman vous croiserez Canción, un homme au visage d’enfant « en partie à cause de la forme ovale de ses yeux » qui a la froideur et le calme d’un tueur professionnel, mais aussi La Roge, élue Miss Guatemala en 1958 et devenue une militante d’un mouvement révolutionnaire des années après, ou encore le fameux grand-père libanais d’Eduardo Halfon, un homme qui a fui la grande famine qui s’abattait au Liban et a débarqué avec ses frères à New York, le 7 juin 1917. Tout le long de cette histoire qui prend place entre le Japon, le Guatemala et le Liban, Eduardo Halfon (l’écrivain), « ce petit-fils d’un Libanais qui n’était pas libanais », tirera un fil qui le suit déjà depuis ses romans précédents, celui de l’identité. C’est à la fin de la première rencontre organisée au congrès des écrivains libanais, qu’une femme aux courts cheveux noirs, prénommée Aiko, alpague le narrateur. Elle lui dit avoir beaucoup aimé son intervention et se lance aussitôt dans une explication sur l’identité des Libanais. Tandis qu’elle divague sur le sujet, Eduardo écrit l’une des plus belles définitions de la libanité : « Je ne voyais plus que ses lèvres, qui s’agitaient à peine lorsqu’elle parlait. Pas plus de trente ans songeai-je. Pas plus de vingt, songeai-je. Aucune idée, songeai-je, déjà résigné. Tout en elle se contredisait. Exemple : elle portait une jupe courte en tissu écossais, comme celles des collégiennes et en même temps des lunettes de lecture vieillottes suspendues à son cou comme une grand-mère. Exemple : la peau de son cou était l’épiderme lisse et rosé d’une adolescente, et pourtant, au milieu de sa chevelure brillait une mèche argentée, solitaire, perdue dans une nuit si noire. » Si l’écrivain Eduardo Halfon me permet cette métaphore : je remplace Aiko par libanité et je peux en conclure que la libanité n’a pas plus de trente ans, pas plus de vingt, enfin aucune idée car tout en elle se contredit.

* Sabyl GHOUSSOUB est l’auteur, aux éditions l’Antilope, du « Nez Juif » (2018) et de « Beyrouth entre parenthèses » (2020).

Eduardo Halfon fait partie de ces écrivains dont je guette chaque sortie de livre comme la promesse d’une nuit d’amour. Le jour de la parution, j’annule mes rendez-vous, je ne partage avec personne mon programme de la journée et je me rends dans une librairie inconnue (de peur de me faire démasquer). Sans un bonjour au propriétaire, je me glisse au milieu des rangées à la recherche de...

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CHEF D,OEUVRE POUR LES UNS. PIPEAU POUR LES AUTRES.

LA LIBRE EXPRESSION

11 h 26, le 20 janvier 2021

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  • CHEF D,OEUVRE POUR LES UNS. PIPEAU POUR LES AUTRES.

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 26, le 20 janvier 2021

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