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Société - Reportage

Au Liban, les agriculteurs pris dans la tourmente de la crise

« Nous sommes à bord d’un bateau qui coule », déclare Nagib Farès, chef du syndicat des producteurs de blé dans la Békaa.

Au Liban, les agriculteurs pris dans la tourmente de la crise

L’agriculteur Nagib Farès dit avoir réduit de moitié ses plantations cette saison. Photo João Sousa/L’Orient Today

Dans un hangar de la ferme de Nagib Farès dans la Békaa-Ouest, à côté d’un tracteur en panne, des sacs de blé invendus de la récolte de juin sont entassés sur des palettes. Comme un rappel de l’effondrement de certains des systèmes clés mis en place pour soutenir les agriculteurs locaux et préserver la sécurité alimentaire du pays.En temps normal, le blé est vendu peu après la récolte de juin. Mais cette année, le gouvernement n’a pas acheté de blé comme il le faisait chaque année dans le cadre d’un programme destiné à garantir que le pays dispose d’un stock adéquat de céréales.

L’exportation de blé étant actuellement interdite pour la même raison, les agriculteurs qui ne voulaient pas vendre tout leur stock à bas prix sur le marché local se sont retrouvés avec un surplus sur les bras.

Il ne s’agit là que d’un problème supplémentaire pour le secteur agricole libanais, dans un pays confronté à l’inertie du gouvernement et à une crise économique persistante.

« Nous sommes à bord d’un bateau qui coule », déclare Nagib Farès, chef du syndicat des producteurs de blé dans la Békaa. L’homme cultive des champs de blé, d’oignons, de pommes de terre et d’autres légumes sur la terre que lui et sa sœur ont héritée de leur père à Sultan Yaqoub.

Face à la hausse effrénée du coût des importations en raison de la dépréciation de la livre libanaise, des personnalités politiques et culturelles aussi variées que le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah – qui a appelé à un « jihad » agricole – ou la réalisatrice Nadine Labaki, qui a réalisé une vidéo largement partagée faisant la promotion d’initiatives agricoles communautaires, ont lancé des appels à une augmentation de la production agricole locale au cours de l’année écoulée.

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Mais en pratique, et alors que la question des subventions gouvernementales sur le blé importé et d’autres produits essentiels continue de faire débat – ce, malgré un plan national récent pour renforcer le secteur agricole – la production agricole du pays a largement diminué.

Résultat, de nombreux agriculteurs plantent moins ou avec des intrants de moindre qualité, se tournent vers des cultures moins chères ou, dans certains cas, se retirent complètement du secteur, ont indiqué des agriculteurs et des experts à L’Orient Today. Ce qui, probablement, devrait engendrer une diminution du volume des récoltes et une hausse des prix des produits locaux cette année, alors même que la crise monétaire au Liban fait monter en flèche les prix des produits alimentaires importés.


Des sacs de blé invendus sont empilés dans un hangar de la ferme de Nagib Farès dans la vallée de la Békaa. Photo João Sousa/L’Orient Today


Le problème du dollar

Les agriculteurs libanais dépendent largement des semences, des engrais et autres fournitures importés, et comme tout le monde au Liban, leur accès aux dollars a été restreint par la crise monétaire et financière du pays.

La récente stratégie agricole nationale indique que, « par le passé, les agriculteurs bénéficiaient de crédits accordés par les fournisseurs, les grossistes et les intermédiaires pour acheter des intrants à crédit qu’ils remboursaient après la récolte. Les agriculteurs, bien qu’habitués aux conditions économiques difficiles, ont en outre été poussés par le manque de crédit à acheter des intrants frais, à payer d’anciens arriérés et à acheter en espèces des intrants à leur valeur nominale en dollars ou en livres libanaises au taux de change du marché noir ».

Au cours de la saison des semis d’automne 2019, qui a coïncidé avec le début de la crise, « les agriculteurs libanais avaient acheté à crédit au taux de 1 500 LL pour un dollar vu que les banques retenaient l’argent. Lorsque la récolte est arrivée en juin et juillet, ils ont dû acheter des dollars à 8 500 LL ou 9 000 LL et ce fut un véritable désastre », explique Nagib Farès. Parallèlement, poursuit-il, « la circulaire de la Banque centrale pour obtenir des dollars à un taux de 3 900 LL pour les fournitures agricoles n’a pas été suffisamment mise en œuvre ».

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Par conséquent, les agriculteurs n’ayant pas les moyens de se procurer des produits importés ont réduit leurs plantations en 2020 et utilisé les semences qu’ils avaient conservées lors de la dernière récolte, sachant que celles-ci peuvent être de qualité inférieure à celles qu’ils achèteraient normalement. Ils ont également cultivé sans avoir recours aux engrais.

« Certains agriculteurs, qui plantaient 100 dounoms par le passé, n’en cultivent désormais que 10, tandis que ceux qui en plantaient 10 ont arrêté leur activité », ajoute Nagib Farès. Dans sa région, où une grande partie de la population a des liens familiaux avec la diaspora libanaise établie au Brésil et au Venezuela, certains agriculteurs ont abandonné et émigré. Farès a, pour sa part, réduit ses plantations de moitié environ cette saison.


La crise économique a durement frappé les agriculteurs libanais, avec de nombreuses opérations de réduction, de passage à des cultures moins chères ou d’arrêt complet. Photo João Sousa/L’Orient Today


Le cas du blé

Le Liban importe environ 80 % des produits céréaliers qu’il consomme, y compris la majorité du blé tendre utilisé pour le pain, tandis que les agriculteurs locaux produisent principalement du blé dur utilisé pour les pâtes et certains produits couramment utilisés dans la cuisine libanaise, notamment le boulgour et le frikeh.

C’est en 1959 qu’a été promulguée une loi créant la Direction générale des céréales et de la betterave sucrière, chargée de maintenir un approvisionnement stable en céréales et en pain. Pour encourager la production locale de blé tout en protégeant les agriculteurs des fluctuations de prix, la Direction a été autorisée à acheter le blé produit par les agriculteurs locaux à un prix déterminé chaque année par décret du cabinet.

Riad Fouad Saadé, le directeur du Centre de recherches et d’études agricoles libanais (CREAL), souligne qu’outre l’importance d’avoir un stock de blé disponible pour assurer la sécurité alimentaire, les céréales sont un élément-clé de la rotation annuelle des cultures nécessaire pour maintenir un sol sain. Le programme de subventions, dit-il, « était organisé et soutenu de manière à encourager les agriculteurs libanais à planter des céréales en fixant un prix d’achat équitable du blé et de l’orge, une garantie rassurante dans un pays comme le nôtre où tout fluctue ». Mais au cours de la dernière décennie, le système a commencé à s’effondrer et, au fil des deux dernières années, il s’est complètement enrayé. Au cours des sept ou huit dernières années, il y eut des retards si longs dans la fixation du prix du blé que des mois après la récolte, les agriculteurs n’avaient toujours pas été payés, indique M. Saadé.

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« La récolte a lieu en juin, donc si le prix n’est pas fixé en mai, nous nous retrouvons en difficulté », poursuit-il. « Si vous avez affaire à des voitures, à des pièces détachées ou à des réfrigérateurs ou tout ce qui est inerte, ce n’est pas grave, mais quand vous avez affaire à la nature, vous êtes lié par des dates et des cycles. L’ignorance de nos dirigeants est telle qu’ils ont simplement cassé le système », martèle-t-il.

Au cours des deux dernières années, la subvention n’a été, en outre, pas accordée du tout. En 2019, la subvention n’a pas obtenu l’approbation finale nécessaire du Parlement, alors qu’en 2020 elle n’a même pas figuré à l’ordre du jour du gouvernement, indique à L’Orient Today Georges Berberi, directeur général des céréales et de la betterave sucrière au ministère de l’Économie. Aujourd’hui, « en l’absence d’un nouveau gouvernement, il n’y a pas de discussions, donc personne ne prendra de décision », poursuit-il.

Quoi qu’il en soit, étant donné que le gouvernement payait les agriculteurs en livres libanaises au taux de change officiel, le montant qu’il offrirait aux agriculteurs actuellement serait probablement trop faible pour couvrir leurs coûts et certainement bien inférieur au prix du marché international.

Par ailleurs, un programme mis en place pour récolter et distribuer une sélection de semences produites localement a également été suspendu en 2020.

Georges Berberi reconnaît que l’arrêt du programme de subventions est problématique tant pour les finances des agriculteurs que pour la sécurité alimentaire du pays. Le gouvernement avait, de plus, l’habitude de conserver un stock de blé pour assurer les besoins pour deux ou trois mois, mais avec la destruction des silos à grains dans l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, ainsi que le manque de fonds, les stocks sont, aujourd’hui, « à zéro ».

En cas d’urgence, nous n’avons pas les moyens d’assurer la sécurité alimentaire, note M. Berberi. « Si nous avons une guerre d’un mois, par exemple, où trouverons-nous du blé ? Comment trouverons-nous de la farine ? Peut-être serons-nous approvisionnés par voie maritime, mais si l’on interdit aux navires d’aller au Liban… C’est un très gros problème », poursuit-il.

L’absence de subvention risque, en outre, de réduire la production locale de blé, dit-il encore. « Si le gouvernement n’achète pas, s’il ne permet pas d’exporter, s’il n’accorde pas de subventions parce qu’il n’y a pas d’argent… Pourquoi (les agriculteurs) devraient-ils se donner la peine de planter tout cela ? » interroge M. Berberi.

Selon Nagib Farès, les agriculteurs avaient proposé au précédent ministre de l’Économie, Raed Khoury, que le Liban tente de négocier un accord avec un pays européen en vertu duquel le blé dur produit au Liban serait échangé contre du blé tendre produit à l’étranger, de sorte que les subventions destinées actuellement à l’achat du blé importé aillent plutôt aux agriculteurs locaux. Le ministre Khoury était intéressé par la proposition, mais après son départ, elle est restée lettre morte.


Malgré le rôle primordial de l’agriculture nationale, le gouvernement a négligé le secteur. Photo João Sousa/L’Orient Today


Le danger pour la sécurité alimentaire

On ne sait toujours pas dans quelle mesure la crise a réellement affecté la production à ce jour. Une analyse d’images satellitaires dirigée le mois dernier par Hadi Jaafar, professeur d’ingénierie d’irrigation et de gestion de l’eau à l’Université américaine de Beyrouth, a révélé une réduction de 10 % de la superficie cultivée à l’été 2020 dans la vallée de la Békaa par rapport à l’année précédente. Hadi Jaafar recommande néanmoins la prudence en ce qui concerne les prévisions de récolte pour 2021.

Un rapport récent de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) met en exergue une récolte céréalière au Liban pour 2020, de 20 % inférieure à la moyenne quinquennale, malgré des conditions météorologiques favorables. Plus précisément, la récolte de blé de 2020 était estimée à 100 000 tonnes, contre une moyenne quinquennale de 130 000 tonnes. Les fonctionnaires de la FAO n’ont pas souhaité commenter.

Riad Fouad Saadé conteste les chiffres de la FAO. Selon lui, les chiffres du CREAL, qui montrent des rendements considérablement inférieurs à ceux de la FAO, indiquent en fait une augmentation de la production de blé de 2019 à 2020 – de 50 813 tonnes en 2019 à environ 70 000 en 2020, ce qui est conforme à la moyenne sur cinq ans, selon les chiffres de CREAL. Il ajoute que la quantité de blé semée pourrait encore augmenter au cours de la saison 2021, car le blé est moins cher à produire que les cultures maraîchères comme les pommes de terre. Nagib Farès précise d’ailleurs que certains agriculteurs sont passés au blé pour cette raison.

Tout en contestant les chiffres de la FAO, Riad Fouad Saadé reconnaît néanmoins que la situation actuelle est problématique pour la sécurité alimentaire du Liban. Le passage potentiel des légumes au blé, dit-il, « n’est bon pour personne, car les agriculteurs optent pour des cultures bon marché, n’ont pas de semences sélectionnées et ont donc moins de rendements ; en conséquence de quoi ils récolteront un blé de mauvaise qualité en juin 2021 ».

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Kanj Hamade, un économiste du développement qui a récemment rédigé un rapport sur les problèmes du secteur agricole libanais et proposé des solutions, a pour sa part constaté que les importateurs de fournitures agricoles avaient signalé une baisse de 40 % des ventes de 2019 à 2020. « Bien sûr, lorsque vous avez moins d’intrants, vous devez vous attendre à une production moins intensive » et à une augmentation du prix des produits locaux, souligne-t-il. « Va-t-on vers une famine ? Non. Mais des gens au Liban mangeront moins de légumes et sauteront des repas », dit-il encore. De manière générale, « l’accès à la nourriture va devenir un problème du quotidien », ajoute-t-il.

À court terme, le secteur agricole libanais a besoin de « subventions, de soutien à la production, de soutien aux intrants, de soutien pour une meilleure utilisation des intrants… Et ce, de manière plus durable », poursuit Kanj Hamade. À long terme, il faut une véritable stratégie. « Si l’on n’envisage pas une réponse à la crise à un niveau national et macro, nous ne sortirons pas de la crise de l’agriculture ».

Cet article a été originellement publié en anglais dans L’Orient Today le 30 décembre 2020

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