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Lifestyle - La carte du tendre

La filature aux quarante roues

La filature aux quarante roues

Une des plus grandes usines à soie du Mont-Liban au XIXe siècle. Collection Georges Boustany

Une tradition disparue voulait que ce journal publie, à l’occasion des fêtes, des contes souvent inspirés de légendes locales. Paru dans L’Orient du 15 août 1959, l’un de ces contes évoque à ce point une image de notre collection que nous pouvons l’exhumer pratiquement tel quel. Mieux encore, l’image semble apporter une explication à l’énigme posée dans le récit : merci donc à Jean-César Sfeir (1898-1973) d’avoir recueilli et traduit cette émouvante légende du vieux Liban. Cet artiste et conteur hors pair a même prévu que sa fable ressusciterait un jour, puisqu’il l’a terminée par ces vers : « Si l’un de vous, doué de mémoire / Veut après moi perpétuer mon histoire / Qu’il la redise à des hommes épris / De prodiges fameux et de faits inouïs (…) / Mais toujours en nommant le vieillard solitaire / Qui la lui raconta, et qui sera sous terre. »

Ainsi débute le récit : « Il y avait, il y a bien longtemps, une usine à soie dans le village de Kfour, dans le Kesrouan. Cette filature, qui appartenait à un dénommé Youssef Nicolas Malek, abritait quarante âmes, toutes jeunes filles employées au dévidage des cocons après l’opération de l’étouffée. Quarante âmes, quarante roues. Elles travaillaient, abeilles diligentes, du lever au coucher du soleil. »

Ces jeunes filles, après le travail du jour, prenaient ensemble le chemin de la vallée, où elles habitaient dans des fermes relevant de la filature. L’une d’elles, Chmouné, s’aperçut en rentrant qu’elle avait oublié son mindil. On était au soir du samedi, et comme la chevelure est nudité à l’église, ce couvre-chef était indispensable pour la messe du lendemain. Elle décida d’aller le chercher, à l’heure où la famille serait endormie. « Elle remonta la côte, peu avant minuit, toute seule. À son arrivée, elle vit filtrer, par la porte de la filature, une lumière inaccoutumée. Le maître est là, pensa-t-elle, qui contrôle le travail de la journée. Et elle poussa la porte doucement. Mais quelle fut sa surprise de ne voir ni homme ni ombre, alors que les roues tournaient, sans main pour les freiner, sans pied pour les pousser. Puis elle aperçut vaguement une rangée d’êtres menus de la taille d’une souris chacune, et qui s’occupaient, devant les roues agiles, à filer du vermicelle. » La place de Chmouné sur le banc était vide. Elle entendit son cœur battre, mais finit par s’enhardir. Elle cueillit son mindil au piquet du mur et s’apprêta à sortir. Au même moment, un chat énorme à tête de cervier entra par la porte et fonça sur les ouvrières. En un clin d’œil, elles rentrèrent dans le mur, sauf une, toute jeune, que la peur avait clouée sur place. L’ennemi la saisit par le cou, la mordant et la relâchant, la saisissant et la ressaisissant. Par feintes et attaques, il la tint longtemps en haleine pour en mieux savourer l’odeur et aiguiser son désir de la prendre. « Chmouné n’y tint plus. Elle oublia sa peur et ne pensa plus qu’à la victime. Son concours ne fut guère efficace, car le monstre refusait de cesser le jeu. Heureusement qu’au plus fort du combat, une chauve-souris parut qui, de son aile griffue, s’acharna sur les yeux du chat. Celui-ci lâcha prise enfin et s’enfuit à toutes pattes, laissant après lui une traînée de sang. Il lança sur le seuil un terrible miaulement dont retentit le cœur de la montagne. »

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Et maintenant ?


La fille n’avait plus peur. Elle revint vers l’arène sans retrouver la souris. La bête avait sans doute rejoint ses compagnons. Les roues ne tournaient plus. Chmouné s’approcha des bancs et trouva, devant chaque volant, une boule de pâte de la grosseur d’un œuf, que les souris étiraient en fils. À leurs bouts déliés, ces fils tremblants étaient plus lucides que soie. Chacune des boules était filée à demi ; mais à la place même de Chmouné, nul ouvrage n’avait été fait.

Marques rouges sur le cou

« L’inquiétude reprit la jeune fille. Elle alla vers la porte qui, en se refermant, plongea l’usine dans l’obscurité. Elle fixa ensuite le loquet extérieur pour prévenir toute incursion nouvelle, et dévala la pente de la colline en se protégeant par mille signes de croix. » En s’approchant de sa maison, elle la vit éclairée et toute la famille debout, allant et venant. Des voisines étaient là. Qu’était-il arrivé ?

S’était-on aperçu de sa fugue ? Pis que cela ! Sa jeune sœur Mounira, sa compagne d’atelier, était étendue, pâle comme une morte, et la mère à ses côtés lui tamponnait la face avec de l’eau de rose.

« Chmouné haletait d’angoisse. On lui dit que vers minuit, sa sœur avait été prise d’un étouffement si fort qu’elle faillit rendre l’âme. Elle ne retrouva le souffle qu’à l’instant précis où, du côté de la filature, un miaulement sinistre déchira l’air. Nul ne sut quel miaulement, sauf Chmouné, bien sûr. Et l’on montra à l’aînée atterrée une dizaine de marques rouges imprimées sur le cou de sa sœur. La pauvre Chmouné s’en crut responsable. Elle ne dit mot aux siens et l’affaire en resta là. » Mais un jour, un de ces Magrébins qui battent les routes du monde passa par le village. Il était, comme ses congénères, astrologue et marchand d’onguent. « Dawa lil rass, dawa lil habba ! » (Pour les migraines, pour les furoncles !) criait-il sur le chemin des fermes. On le fit entrer, car le père souffrait d’une tumeur au genou. Le passant la brûla au fer et la douleur cessa. Alors Chmouné conta son histoire, en présence de la famille et des voisins réunis.

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État de siège


« On laissa la parole au Magrébin. Il expliqua que les trente-neuf souris n’étaient autres que les âmes des ouvrières, sorties cette nuit-là pour leur tâche secrète, pendant le sommeil de leurs corps. La place vide dans la filature était celle de Chmouné qui ne dormait point. Quant à la chauve-souris, ce ne pouvait être que l’âme d’un être aimant qui, flairant le danger, s’était séparée de son corps pour venir en aide à l’être aimé. Ici, Mounira ne put s’empêcher de rougir. » Il est heureux, ajouta l’étranger, que l’aînée, ce jour-là, ait oublié son mindil, sans quoi l’ennemi, qu’il vous reste à dépister, eut plongé la maison dans le deuil. « On eut beau multiplier les soupçons, la jeune fille n’avait point d’ennemis. »

Et le coupable ?

« Bien des années après, quelqu’un parla d’un muletier de Bouar qui, par une nuit sans lune, s’était éveillé éborgné. « Par qui le fut-il sinon par la chauve-souris ? » osa dire une voisine. Les dates concordaient et tout le monde en convint. Quant aux marques observées sur le cou de Mounira, elles étaient, sans erreur possible, les traces des morsures infligées par le chat à la souris attaquée.

« Un autre détail avait été fourni par le Magrébin. Ces fils ténus qui, par leur transparence, tenaient plutôt des rayons de lune devaient selon le Kitab el-abrage (livre des sorts) servir à tisser sa robe de noces à chacune des ouvrières de la filature. Les fileuses s’étaient toutes mariées, en effet, sauf Chmouné qui se voua à Dieu. Morale de l’histoire : il y en a qui ne croient pas à l’âme. C’est pourtant elle qui nous quitte chaque nuit pour remplir ailleurs une tâche inconnue. Car tout humain vit une double vie, celle de l’état de veille qui est une sorte de rêve et celle du sommeil qui est une sorte de veille. »

Ici s’achève le récit. Le coupable était-il donc un simple muletier de Bouar, et quel sens aurait ce conte dans ce cas ? L’image, elle, offre une autre piste : les ouvriers ne sont encore que des enfants, en majorité des filles, et l’on sait dans quelles conditions éprouvantes ils exerçaient leur corvée. Payés quelques sous, ils devaient du matin au soir plonger leurs petites mains dans de l’eau brûlante et respirer des vapeurs nauséabondes sous la surveillance d’impitoyables garde-chiourmes. Il est dès lors probable que le coupable réel ait été un de ces derniers : le conte ne ferait donc qu’illustrer les épreuves de ces enfants confrontés à l’arbitraire d’adultes sans scrupules. En somme, une véritable allégorie de ce que nous infligent nos dirigeants depuis la nuit des temps.

Une tradition disparue voulait que ce journal publie, à l’occasion des fêtes, des contes souvent inspirés de légendes locales. Paru dans L’Orient du 15 août 1959, l’un de ces contes évoque à ce point une image de notre collection que nous pouvons l’exhumer pratiquement tel quel. Mieux encore, l’image semble apporter une explication à l’énigme posée dans le récit :...

commentaires (4)

Il y eut vers le milieu du XIXeme siècle des fileuses venues de la Drôme, à l'initiative de soyeux lyonnais, qui s'installèrent au Mont-Liban, suite à une épidémie de pebrine qui devastèrent les magnaneries ardechoises et dromoises. Pour ce qui est de la culture du vers à soie, il est à noter l'importance de la famille provençale PORTALIS, qui s'unissèrent aux DEBBANE, grande famille de Drogman, de propriétaires terriens...

Nicolas ZAHAR

22 h 26, le 01 août 2021

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Commentaires (4)

  • Il y eut vers le milieu du XIXeme siècle des fileuses venues de la Drôme, à l'initiative de soyeux lyonnais, qui s'installèrent au Mont-Liban, suite à une épidémie de pebrine qui devastèrent les magnaneries ardechoises et dromoises. Pour ce qui est de la culture du vers à soie, il est à noter l'importance de la famille provençale PORTALIS, qui s'unissèrent aux DEBBANE, grande famille de Drogman, de propriétaires terriens...

    Nicolas ZAHAR

    22 h 26, le 01 août 2021

  • Il serait bon de jeter la lumière sur les abus que subissaient ces jeunes filles de manière plus claire. Le mot turc pour désigner une magnanerie (karkhana) n’est-il pas devenu synonyme de bordel dans le libanais vernaculaire? C’est tout dire sur la vulnérabilité de ces jeunes innocentes.

    Michael

    17 h 30, le 23 décembre 2020

  • Je me demande comment notre époque sera contée dans un siècle...

    Gros Gnon

    11 h 19, le 23 décembre 2020

  • Une histoire dans la tradition du grand poete Ovide "Metamorphoses" .... Et en effet la photo est frappante, de voir les enfants dans une usine, comme au 19ieme siecle etait partout en Europe le cas, avec la revolution industrielle du 18ieme siecle ... Au meme temps je trouve cet article tres interessant pour un aspect de la richesse du Liban qui etait a cet epoque la par l'industrie du soie, et peut-etre ca remonte deja a des milliers d'annees car dans l'antiquite le soie en purpre du Liban (murex) etait royal, le plus cher qui existait, et reserve aux empereurs ...

    Stes David

    16 h 05, le 22 décembre 2020

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