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Culture - Cimaises

Hiba, Hala et Samar, entre révolution, pandémie, ville dévastée et épuisement collectif...

Quand trois talentueuses artistes contemporaines expriment dans leurs œuvres leurs perceptions, ressentis et vécu des temps actuels... La visite de leurs expositions dans les deux galeries de Saleh Barakat vaut le détour.

Hiba, Hala et Samar, entre révolution, pandémie, ville dévastée et épuisement collectif...

Gros plan sur une toile libre de Hiba Kalache. Photo DR

L’heure est aux artistes femmes chez Saleh Barakat. C’est ce que laisse présumer d’emblée la programmation actuelle de ses deux espaces d’expositions beyrouthins. Avec, d’une part, sur les cimaises de la galerie de la rue Abdel Aziz à Hamra, les dernières toiles de Hala Ezzeddine, la très talentueuse lauréate de la saison 2017 de Génération Orient. Et, d’autre part, se partageant le double espace de la Saleh Barakat Gallery de la rue Justinien à Clemenceau, les œuvres récentes des très confirmées Hiba Kalache et Samar Mogharbel.

Pourtant Saleh Barakat s’en défend. « Je ne suis pas du tout dans une optique féministe. Tout simplement parce qu’en matière de talent, je refuse la distinction des genres. Pour moi qui ai depuis toujours représenté autant d’artistes hommes que d’artistes femmes, sinon plus, car les 2/3 de mon écurie est féminin, cet engouement mondial actuel pour l’art produit par les femmes est totalement surfait », affirme-t-il.

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Ce serait donc tout simplement l’arrivée à maturation du travail de chacune de ces trois artistes et la concordance, sinon la cohérence, de leur discours artistique avec la situation du pays qui ordonnait de les présenter tout de suite et maintenant.

Trois têtes d’affiche en somme pour marquer le retour des expositions physiques chez ce galeriste, après les alternances de périodes de crises, de confinements, de deuil pour la tragique perte d’un fidèle collaborateur dans la terrible catastrophe du 4 août, et de réparation des dégâts consécutifs à l’explosion. « Malgré la difficulté des temps, malgré ma conviction que ce que nous rebâtissons risque d’être à nouveau détruit par ceux qui veulent nous mener droit en enfer, nous allons poursuivre notre travail, défendre ce dernier espace de liberté et de beauté qui nous reste et continuer surtout à mettre en lumière le talent de nos artistes », martèle Saleh Barakat.

Et ce ne sont pas là de vains mots à en juger par les trois expositions individuelles qu’il présente simultanément. Celles de trois artistes aux sensibilités, médiums et regards différents, mais aux œuvres inspirées d’une même situation délétère. En voici les récits.

À travers les portraits d’enfants, c’est l’état d’indigence de tout un pays que Hala Ezzeddine peint... Photo DR

Hala Ezzeddine en quête de lumière

Il y a deux ans lorsqu’elle quitte son Ersal natal aux confins de la Békaa pour s’installer en ville, dans le cœur battant de ce Beyrouth à l’horizon obstrué par la densité du béton, Hala Ezzeddine part en quête de la lumière dans les yeux des petits mendiants de rue. L’invisibilité sociale de ces petits êtres perdus dans la jungle urbaine touche particulièrement cette artiste sensible à la condition des enfants démunis, pour avoir longtemps enseigné l’art aux gosses de réfugiés à l’école publique de son village.

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S’engageant dans une sorte de peinture ethnographique, la jeune femme va faire de ces enfants anonymes les symboles vivants de la misère galopante dans laquelle s’enfonce une bonne partie de la population du pays du Cèdre. La crise n’a pas encore éclaté, mais ses portraits de gamins de rue aux regards tristes qui semblent surgir d’un paysage global et indistinct sont l’expression de l’état d’indigence dans lequel va basculer, quelques mois plus tard, plus de la moitié de la population libanaise. Peinture prémonitoires ? En octobre 2019, lorsque le mouvement de rébellion débute dans les rues de Beyrouth, la jeune peintre qui y participe va porter son regard et son pinceau sur cette ville qui s’enflamme, et s’embrase parfois, dans les chaudes et sombres heures des fins de jours. La série de panoramas urbains, à la touche fougueuse et à la palette de couleurs audacieuses (mauve, bleu nuit, fuchsia, vert sapin, moutarde et turquoise) qu’elle en tire alors, semblent une évocation allégorique du délabrement généralisé… Et cependant, malgré la noirceur du propos, il se dégage toujours des œuvres de cette jeune peintre humaniste comme des interstices de lumière…

La seconde vie des rêves de Hiba Kalache

Quelque temps avant l’enclenchement de la révolte du 17 octobre 2019, Hiba Kalache avait passé un mois, seule, en Inde. Partie en quête de dépaysement, de renouvellement et d’apaisement, elle y avait réalisé une petite série de toiles reflétant l’harmonie et la sérénité qu’elle avait expérimentées au cours de son voyage. Sauf que les temps de répit ne durent jamais bien longtemps. Pour les Libanais en particulier. À peine rentrée à Beyrouth, elle est rattrapée par les bruits et la fureur de la réalité locale. Comme toute véritable artiste, Hiba Kalache ne peut pas faire abstraction de ce qui se passe autour d’elle. Elle va descendre elle aussi dans la rue, participer aux mouvements de protestation et s’imprégner de cette ébullition que tout le monde espère créatrice de lendemains meilleurs. Afin de saisir dans son art ce moment historique que traverse le Liban, elle a l’idée de frotter ses canevas vierges sur le bitume des places de la révolution de Beyrouth, de manière à y recueillir les traces physiques, comme des preuves tangibles de la réalité de ce rêve collectif partagé… Lequel, un an plus tard, semble malheureusement avoir viré au cauchemar.

Un an chargé en événements et émotions qui viendront s’inscrire, au fil des différentes phases traversées au cours de ces derniers mois, dont celle de l’expérience éprouvante du coronavirus, dans la trame du travail pictural de cette peintre et plasticienne aux œuvres oscillant toujours entre automatisme et intention.

Si Hiba Kalache réfute toute narration dans ses peintures et interventions artistiques, l’œil du visiteur relève, dans son exposition intitulée « Our Dreams are a Second Life » (Nos rêves sont une seconde vie) et présentée dans le vaste espace de la galerie Saleh Barakat, à Clemenceau, des éléments constitutifs d’un discours subliminal. À l’instar de ces quasi imperceptibles fragments de corps qui transparaissent parfois sous les éclats de couleurs vives jetées par touches ombrageuses, sur les toiles témoins des manifestations et qui pourraient, entre autres interprétations, « symboliser la fragmentation de l’expérience humaine comme de sa mémoire », indique l’artiste. Ou encore le parti pris de laisser ses toiles peintes sans châssis ni cadre, dans un geste artistique qui se voudrait en adéquation avec « cette période incertaine, fragile et flottante dans laquelle nous nous trouvons ballottés… ».

Une pièce de la série « Arts de triomphe » de la céramiste Samar Mogharbel. Photo DR

Les « Arts de Triomphe » de Samar Mogharbel

Ces temps de sombres crises, de dévastations et de déliquescence du pays dans lesquels s’enferre depuis plus d’un an le peuple libanais a inspiré à la céramiste Samar Mogharbel une série d’œuvres sur le thème de l’épuisement, représenté symboliquement au moyen de tuyaux d’échappements déformés. Ironiquement baptisées « Arts de Triomphe », ses pièces tubulaires totalement distordues évoquent en fait le contraire des fumeux triomphes annoncés. Elles seraient même la parfaite illustration de la débandade absolue.

À travers cette série, présentée également à la galerie Saleh Barakat (au sein de l’enclave du rez-de-chaussée formant la Upper Gallery), la talentueuse céramiste, lauréate à deux reprises du Salon d’automne du Musée Sursock (en 1998 et 2006), avance une double revendication. D’une part, ces échappements déformés représentent la panne d’un système qui traite et élimine les déchets. Ils symbolisent l’épuisement, à force de crises et traumatismes successifs, des forces vitales des Libanais et leur état de capitulation face aux bourreaux qui les gouvernent. Et, d’autre part, ces pièces quasi abstraites, toutes en formes torturées, avancent une revendication générale d’une vision sans fonction et non utilitaire des arts céramiques.

Trois belles expositions à découvrir… Masqués, bien évidemment !

« In Search of Light » chez Agial, Hamra, rue Abdel Aziz ; « Our Dreams Are A Second Life » et « Arts du Triomphe » à la galerie Saleh Barakat, rue Justinien, secteur Clemenceau. Jusqu’au 16 janvier 2021.

L’heure est aux artistes femmes chez Saleh Barakat. C’est ce que laisse présumer d’emblée la programmation actuelle de ses deux espaces d’expositions beyrouthins. Avec, d’une part, sur les cimaises de la galerie de la rue Abdel Aziz à Hamra, les dernières toiles de Hala Ezzeddine, la très talentueuse lauréate de la saison 2017 de Génération Orient. Et, d’autre part, se...

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