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Lifestyle - Rescapés du 4 août

Pour Dolly et Araxi, « ce ne sera plus jamais comme avant »

Ce sont des prénoms, des visages, des histoires chargés de traumatismes. Des inconnus qui sont apparus dans les médias du monde au lendemain de la double explosion de leurs vies, les laissant avec des blessures profondes et les débris de leur peine dans la peau. Trois mois après ce 4 août, Claire, Jean, Thérèse et Édouard, Dolly et Araxi, et tant d’autres remercient leurs saints préférés d’être encore là, dans cette vie qui continue, malgré tout, comme un miracle. Parents, voisins, leurs récits, que « L’Orient-Le Jour » a choisi de partager avec vous pendant quelques semaines, sont ceux de gens ordinaires projetés en quelques terribles secondes dans une tragédie extraordinaire dont ils n’oublieront et ne pardonneront rien. Ce témoignage est le dernier de la série.


Pour Dolly et Araxi, « ce ne sera plus jamais comme avant »

Dolly Nassif sur son balcon, encore sonnée par le spectacle du port. Photo Yasmina Hilal


Araxi, devant une photo d’elle jeune fille, ne se souvient de « presque » rien. Photo Yasmina Hilal

C’est à la Quarantaine que Dolly Nassif vit avec son fils et sa mère Araxi depuis 43 ans. Ce quartier qui retrouve peu à peu ses esprits et un semblant de vie, même si au ralenti, comme une renaissance inattendue de ses cendres. Les façades colorées, débarrassées de leurs poussières chargées de peines, insufflent à présent une once de douceur dans ce spectacle de fin du monde. La fin d’un monde. Presque quatre mois après l’inacceptable, l’impardonnable 4 août qui a dévasté cette région située en première ligne, et grâce au travail des ONG dans ce secteur, à leur tête Offre-Joie, certains immeubles ont fait peau neuve. Tellement que parfois, ces bâtisses autrefois délavées par le temps puis dévastées par la double explosion du port semblent avoir retrouvé le sourire. Un sourire blessé, timide, certes, mais un sourire quand même. Mince lot de consolation face à une catastrophe sans nom.

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En se dirigeant vers l’immeuble de huit étages et seize appartements qui abrite les deux femmes et leurs voisins, dont un grand nombre ont été gravement atteints par la double explosion de ce jour maudit, le regard se fixe sur ce paysage à la fois dramatique et surréaliste : les silos du port qui lancent vers le vide un regard de colère loin de s’être calmé, et qui attendent justice, réparation ou du moins explication. Les immeubles sont recouverts de bâches, animés par des volontaires qui s’activent pour faire un pied de nez à la fatalité et ramener de l’espoir aux habitants, âgés pour la plupart. Un bonheur dans ce malheur, le quartier de la Quarantaine apparaît « plus beau qu’avant » depuis le début des rénovations, comme le confient certains. Ceci console essentiellement les propriétaires qui entrevoient déjà de nouvelles possibilités et les promesses d’un nouveau « hub » dans un avenir meilleur. Tous les locataires, qui n’ont pas encore eu le temps de soigner leurs traumatismes, craignent, eux, les changements. « On ira où ? » disent-ils.


Le concierge syrien Hassan el-Ali, témoin du pire jour de sa vie. Photo Yasmina Hilal


Une vie de proximité

Dans cette vie de quartier, tout le monde se connaît depuis longtemps. Les voisins - voisines s’appellent par leur prénom et partagent leur quotidien, leur café, leurs habitudes, leurs petites joies et leurs soucis. Le concierge syrien, Hassan el-Ali, aussi. 18 ans qu’il travaille ici, logé gratuitement mais pas rémunéré, avec, assure-t-il, des papiers en règle. « Je m’en sors avec des ménages pour certains, des courses chez l’épicier, de petits services rendus », confie-t-il, debout devant la porte de ce carré qui lui sert de maison avec deux de ses fils âgés de 15 et 17 ans. « Les autres sont au pays avec ma femme. » Les murs sont peints en vert et rouge, l’ambiance se veut gaie et un peu kitsch, des autocollants et des fleurs artificielles font office de décoration. De chez Hassan, on voit la rue. C’est lui qui nous fera la cartographie de l’immeuble et du quartier, nous décrira ses habitants, « la plupart très âgés », le bilan des morts, des blessés, les prénoms, Dolly, Araxi, mais aussi, Noha, Guita, Janette, Diana, Thérèse, « décédée, la pauvre »… Lui qui, debout devant le seuil de l’immeuble, sera projeté dans la rue, emporté dans une vision apocalyptique dont il retient encore chaque détail, chaque bruit, chaque cri et même « l’odeur de la poussière, le son des vitres piétinées… ». Légèrement blessé, « j’ai eu beaucoup de chance », dit-il, comme tant l’ont répété, « je regardais les gens passer, hagards, en sang, pieds nus ». C’est lui, enfin, qui portera secours, comme il le peut, aux victimes, anonymes ou pas. « C’était l’enfer… »

Un torrent de sang

« C’était l’enfer », répète à son tour Dolly Nassif, qui vit au 8e étage, dans cet appartement avec vue sur le port, depuis son mariage en 1977. Encore plus pour elle qui s’occupe de sa mère Araxi, 91 ans, encombrée de nombreux problèmes de santé et d’une grande difficulté à se mouvoir. Toutes deux sont veuves. « J’ai perdu mon mari Georges en 2006 », précise-t-elle. Les photos des absents, époux, père, sont alignés auprès des saints sur le buffet vidé de tous ses bibelots brisés par la double explosion. Il fait beau en cette matinée de novembre. Le ciel est clair, pur, la lumière sur les silos souligne leur belle architecture à présent honnie et rappelle l’étendue des dégâts. Le vide qui a suivi. « C’est pour ce paysage magnifique que nous avions choisi de nous installer ici… » poursuit Dolly. Derrière le mur, Araxi, trop fatiguée pour sortir de sa chambre, dort. Elle ne se souvient de presque rien, « heureusement ». Rien de cette fin de journée qui semblait si banale, sauf quand elle demande, parfois : « Mais qu’est-ce qui s’est passé ? » avant de rejoindre son silence. Ce qui s’est passé ? Dolly nous le raconte, les yeux encore humides : « La porte d’entrée était ouverte, nous étions en train de prendre le café avec notre voisine de palier, Dalia. Depuis le Covid-19 et pour ne faire prendre aucun risque à ma mère confinée depuis sept mois, nous restons chacune sur son pas de porte pour partager ce moment. » À 17h45, elle entend ce qu’elle pense être un survol d’avion, suivi d’une « première et timide explosion », puis d’un incendie qui les précipite au balcon. « Ma voisine voulait filmer le spectacle. » Quelques instants avant la « grande explosion », le courant se coupe, et « comme à chaque fois que ça arrive, nous sommes rentrées rapidement inverser l’interrupteur pour qu’il n’y ait pas un problème, la machine à laver était en marche ». C’est ce qui les sauvera du pire. « J’ai vu ma mort... » dit Dolly. L’immeuble est dévasté. Les escaliers ressemblent à un terrain de combat. « Les citernes d’eau ont explosé, raconte Dolly, blessée à la tête et aux pieds. L’eau coulait du 8e étage et se mélangeait au sang des blessés. On aurait dit des torrents de sang. On aurait dit que l’eau qui coulait dans la cage d’escalier saignait. Un vrai film d’horreur, sauf que c’était notre réalité. » Avec la plus grande difficulté, Dolly, son fils et sa voisine portent Araxi, atteinte en deux endroits à la jambe, à bout de bras. La descente est longue, « une marche après l’autre, sur le derrière ». Les soins arriveront plus tard, lorsqu’elle sera transportée à l’hôpital. « Toute ma vie, je m’en serais voulu si quelque chose lui était arrivé. Et surtout qu’elle y attrape le Covid… » Dolly Nassif reviendra une semaine plus tard, le cœur en berne, constater les dégâts.

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Aujourd’hui accompagnée dans sa « guérison » par des prêtres, des sœurs et des psychologues qui viennent aider à panser les blessures de l’âme des habitants de la Quarantaine, elle affirme, avec une colère mêlée de peine : « Je n’aime plus cette maison… Après chaque épisode violent de la guerre, on réparait, on revenait, on recommençait. Mais cette fois-ci, c’est différent. Plus rien ne sera plus comme avant. Cette explosion a emporté avec elle nos souvenirs, ceux de mes enfants, les plus beaux moments de nos vies. » « Même s’ils retapent le quartier en entier, souligne-t-elle, debout sur son balcon, je n’aime plus cette maison… »

Araxi, devant une photo d’elle jeune fille, ne se souvient de « presque » rien. Photo Yasmina HilalC’est à la Quarantaine que Dolly Nassif vit avec son fils et sa mère Araxi depuis 43 ans. Ce quartier qui retrouve peu à peu ses esprits et un semblant de vie, même si au ralenti, comme une renaissance inattendue de ses cendres. Les façades colorées, débarrassées de leurs poussières...

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