Les délégations libanaise et israélienne entament ce mercredi le troisième round de pourparlers sur un tracé des frontières maritimes, qui permettrait de rassurer les compagnies pétrolières intéressées par les ressources gazières en Méditerranée. Mais le chemin risque d’être long.

Les délégations du Liban et d’Israël sont attendues ce mercredi à Naqoura.
Les délégations du Liban et d’Israël sont attendues ce mercredi à Naqoura. Aziz Taher/Reuters

Les délégations du Liban et d’Israël sont de nouveau attendues ce mercredi à Naqoura pour un troisième round de négociations sur l’épineux dossier de leur frontière maritime, sous l’encadrement de l’ONU et la médiation des États-Unis. Objectif ? Déterminer la limite entre leurs deux Zones économiques exclusives (ZEE) afin de permettre aux compagnies pétrolières dans la région d’investir sereinement dans des forages d’exploration.

Les découvertes sur le potentiel gazier du bassin levantin ont donné lieu, il y a dix ans, à des revendications de tracés différents entre les deux voisins. S’appuyant sur les techniques internationalement reconnues par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS), le Liban a notifié en 2010 un certain tracé auprès de l’ONU. Mais Israël, non-signataire de cette convention signée en 1982, a préféré de son côté exploiter une imprécision libanaise dans un accord frontalier conclu avec Chypre en 2007, mais jamais ratifié par le Parlement, pour adopter un autre tracé, officialisé en 2011. Résultat : une zone contestée qui concernait au départ un triangle d’une superficie de 860km², partant de Ras el-Naqoura et dont les deux extrémités dans la mer se trouvent à 17 km de distance.

Ce type de différend n’a rien d’exceptionnel et survient fréquemment lorsque deux ZEE se chevauchent. À la différence d’autres pays cependant, le Liban et Israël n’ont pas d’instance auprès de laquelle présenter un recours, puisque les deux entités sont toujours officiellement en guerre et ne sont pas, toutes les deux, signataires de l'UNCLOS. Elles sont donc contraintes de trouver elles-mêmes un terrain d’entente.

Plusieurs tentatives indirectes de médiation des États-Unis sur le partage de la zone contestée ont été menées au cours des huit dernières années, sans succès. Un plan présenté en 2012 par un ancien émissaire du département d’État, Frederick Hoff, proposait d’en attribuer 55 % au Liban, contre 45 % à Israël. Mais la proposition est restée lettre morte. « La violence et l’instabilité au Liban ont conduit à l’implosion d’un gouvernement (de Nagib Mikati, NDLR) qui s’apprêtait à dire “oui” à un compromis », regrettait l’ex-émissaire dans une tribune publiée en octobre dans le Financial Times, précisant qu’Israël avait de son côté donné son aval. La vacance du pouvoir successive à la démission du cabinet Mikati en 2013, suivie de deux années de vide présidentiel jusqu’en 2016, ont effectivement en partie conduit le plan Hoff au placard. Plusieurs observateurs locaux s’accordent également à dire que le Liban espérait à l’époque un partage plus favorable. « La classe politique pensait pouvoir récolter plus », affirme l’un deux.

Déséquilibre des forces

Des années plus tard, l’équilibre des forces ne lui est cependant pas plus favorable. Les enjeux économiques côté israélien sont relatifs. « Israël exploite déjà ses deux plus grands champs gaziers, Tamar et Léviathan, et exporte une partie de sa production. Les deux réservoirs proches de la ZEE libanaise, Karish et Karish North, sont très modestes en comparaison », observe Mona Sukkarieh, consultante en risques politiques et cofondatrice de Middle East Strategic Perspectives. Israël n’a, d’autre part, jamais mené d’appel d’offres dans la zone contestée.

À l’inverse, côté libanais, la classe politique, acculée par la crise économique et contestée dans la rue, a plus que jamais besoin de capitaliser sur le potentiel gazier, qui fait miroiter de potentiels revenus futurs en devises. Deux des dix blocs taillés dans la ZEE revendiquée par le Liban – les 8 et 9 – se trouvent par ailleurs dans la zone contestée. Un consortium dirigé par la compagnie française Total, associée à Novatek et ENI, a remporté en 2018 une licence d’exploration et d’exploitation pour le bloc 9, ainsi que pour le bloc 4, situé au large de Batroun. Un premier forage exploratoire dans le bloc 4 s’étant soldé par un échec, tous les espoirs sont désormais reportés sur le bloc 9, dont 8 % se trouvent dans la zone contestée.

« La dispute frontalière n’est pas un motif contractuel pour l’arrêt de l’exploration d’après le contrat signé en connaissance de cause par Total », nuance toutefois Diana Kaissy, directrice exécutive de l’Initiative libanaise pour le pétrole et le gaz (LOGI). « D’autres facteurs comme la baisse de la demande mondiale de gaz, aggravée par la pandémie de Covid-19, ont plus d’influence sur les décisions d’investissement ». L’entreprise a jusqu’à mai 2021 pour réaliser un premier forage, sans quoi elle devra négocier une extension ou se retirer en payant des pénalités. Le bloc 8, qui avait lui aussi fait l’objet du premier appel d’offres, et qui sera soumis aux investisseurs dans le cadre du second, n’est pas parvenu en revanche à séduire, sachant que plus de la moitié de sa superficie se trouve dans la zone disputée. « Il est évident que la résolution du différend frontalier créerait un environnement plus sain pour la poursuite des activités d’exploration », estime Mona Sukkarieh.

Pour le Liban, un accord sur la frontière lui donnerait également la possibilité d’obtenir des données plus précises sur son sous-sol, afin d’améliorer la précision de ses forages. « Environ 450 km² de la zone disputée n’a pas fait l’objet de recherches 3D en raison du contentieux », affirme un expert du secteur. « Pourtant, on observe une symétrie géologique de part et d’autre, ce qui laisse supposer que le bloc 8 puisse contenir du gaz dans des couches gréseuses comme dans les champs israéliens de Léviathan et Tamar, et que le bloc 9 puisse en renfermer à la fois dans des couches gréseuses et des couches carbonatées, comme dans les réservoirs de Karish et Tanin », détaille-t-il. Des caractéristiques similaires encourageantes pour le Liban.

À la pression économique s’ajoute évidement la pression politique exercée par les États-Unis depuis plusieurs mois. Des sanctions américaines ont été annoncées en septembre contre les deux anciens ministres, Ali Hassan Khalil et Youssef Fenianos, accusés de corruption et de soutien au parti chiite Hezbollah. « Les sanctions ont été l’élément déclencheur poussant le Hezbollah à lever son veto sur les frontières », estime Laury Haytayan, directrice Moyen-Orient et Afrique du Nord du Natural Resource Governance Institute. Des sanctions qui ont été récemment élargies au chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil, allié du Hezbollah.

La tactique libanaise menace le bloc 72 et Karish

Mais si le Liban s’est finalement résolu à annoncer début octobre, par la voix du président du Parlement Nabih Berry, sa décision de s’engager dans des pourparlers suite à la signature d’un accord-cadre avec les États-Unis, c’est avec une stratégie offensive, destinée à protéger ses intérêts territoriaux, qu’il a décidé de le faire. La délégation libanaise, dont les membres ont été choisis par l’armée et le président Michel Aoun, a fait clairement le choix d’une approche « maximaliste ». « Deux des quatre membres de sa délégation, Mazen Basbous et Najib Massihi, avaient déjà produit des études sur le droit du Liban à revendiquer bien plus que les 860 km² », indique Laury Haytayan. Partant du principe que la meilleure défense est l’attaque, le Liban a décidé de revendiquer 1 430km² de plus que la superficie contestée depuis 2011, d’après des informations ayant fuité dans la presse malgré le caractère confidentiel des négociations. Le nouveau tracé s’appuie sur la ligne de démarcation de 1923 entre les mandats français et britannique, au lieu de la frontière fixée par l’accord d’armistice de 1949 entre le Liban et Israël. Dans cette nouvelle approche, Tekhelet, un îlot inhabité proche de la frontière avec le Liban, ne se voit plus accorder d’effet. 

Cette stratégie a l’intérêt de faire planer une menace côté israélien sur un gisement de gaz prouvé – Karish – et un bloc convoité – le 72 – qui ne se trouvaient pas auparavant dans le premier triangle contesté. L’exploitation du gisement de Karish doit commencer prochainement par la compagnie grecque Energean pour approvisionner le marché local. Le bloc 72 fait d’autre part l’objet d’un appel d’offres depuis juin. « Les entreprises candidates vont y réfléchir à deux fois et pourraient préférer attendre d’y voir plus clair », estime Diana Kaissy. D’autres tracés encore plus au Sud, utilisant d’autres méthodes de démarcation, auraient également été présentés par le Liban, dont l’un menaçant le champ gazier de Tanin, contenant des réserves prouvées et sous licence d’Energean.

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« La tactique libanaise est intéressante, cette approche maximaliste montre que rien n’est fixé et que tout peut être rediscuté », estime Laury Haytayan. Pour Diana Kaissy, « c’est avant tout une tactique de négociation, le Liban cherche à obtenir plus que ce que lui offrait la ligne Hoff dans la zone à l’origine disputée ».

Officiellement, dans les médias, les représentants israéliens ont rappelé que les pourparlers devaient s’en tenir selon eux aux 860 km² initialement disputés. Dans une lettre au PDG d’Energean, le directeur du ministère israélien de l’Énergie, Udi Adiri, a rejeté les revendications libanaises sur Karish et Tanin, selon le journal financier israélien Globes. Mais « le cadre des négociations n’évoque pas comme impératif de se limiter aux 860km² et les Libanais ont exploité cette faille », commente Laury Haytayan.

Pas un « deal breaker »

L’approche libanaise pourrait-elle pousser l’autre camp à claquer la porte des négociations ? Les échanges lors du second round de pourparlers ont été « très tendus », selon la chaîne al-Jadeed. Néanmoins, Laury Haytayan estime que ce n’est pas vraiment un « deal breaker »: « Un troisième rendez-vous a malgré tout été annoncé », rappelle-t-elle. Dans les coulisses, la délégation israélienne aurait d’ailleurs elle aussi menacé de faire monter les enchères en mettant sur la table des négociations un autre tracé possible plus au nord de la zone contestée, d’après plusieurs sources.

Mais même si les négociations devaient aboutir, le chemin vers la production d’hydrocarbures dans la zone reste encore long, l’accord sur la frontière étant un préalable à la conduite de partages plus complexes en cas de réservoirs communs. « Il est très probable que ce cas de figure se présente ; la nature ne connaît pas de frontières », explique l’expert précité. Le bloc 72 israélien et le bloc 9 libanais, notamment, sont mitoyens. En cas de réservoirs communs, la signature d’accords de regroupement est nécessaire afin de s’accorder sur une répartition des ressources. « Mais le Liban a, dans le passé, refusé de s’engager dans divers schémas d’exploitation en commun puisque cela impliquerait une reconnaissance de l’État d’Israël par le Liban », rappelle Mona Sukkarieh.