Entretiens

Charif Majdalani, chroniqueur du désastre

Honoré du Prix spécial du jury Femina, l'auteur de Beyrouth 2020 : Journal d'un effondrement nous parle de la vie sous un volcan qui gronde.

Charif Majdalani, chroniqueur du désastre

© Roger Gergès

La vie est souvent monotone, parfois même en temps de crise collective. C’est ce que nous avons pu observer durant une certaine période de l’effondrement économique actuel du Liban : peu après la pétrification initiale, ceux qui n’ont pas été écrasés ont repris, petit à petit et tant bien que mal, leur existence antérieure, leur train-train quotidien avec une sorte de nonchalance qui n’en était pas vraiment une ; car ils savaient que le pire était encore à venir.

Cette situation paradoxale et presque intenable – vivre au bord du gouffre tout en agissant comme si de rien n’était –, Charif Majdalani la décrit lucidement dans son nouvel ouvrage Beyrouth 2020 : Journal d’un effondrement qui vient de remporter le Prix spécial du jury Femina. Avec beaucoup de sobriété, il nous raconte des bribes de son quotidien et de celui de ses proches durant le mois de juillet 2020 alors que la crise économique ne cesse de s’aggraver : l’angoisse insoutenable générée par l’inflation, la dévaluation de la monnaie nationale et la disparition des comptes bancaires ; l’incertitude totale quant à l’avenir ; mais également certains moments d’indolence, les réunions avec des amis, les sorties au pub, au restaurant…

Et puis arrive le 4 août : l’explosion au port de Beyrouth. Ce crime atroce fut comme une accélération vertigineuse de l’effondrement. L’écriture de Majdalani change alors abruptement. Le texte se transforme en un reflet du désastre.

Beyrouth 2020 est un livre qui fait mal : il condense en quelques heures de lecture un cauchemar douloureux qui s’est étalé sur plusieurs mois.

Vous dites que le Liban a connu deux périodes qui se ressemblent, chacune d’une trentaine d’années environ, et toutes les deux caractérisées par l’opulence et le déni : la première va de l’indépendance du pays au déclenchement de la guerre civile, tandis que la seconde se situe entre l’accord de Taëf et l’effondrement actuel. Et vous employez la même métaphore pour décrire ces deux périodes : « danser au pied d’un volcan qui gronde ». Sur quoi porte spécifiquement le déni ? Et s’agit-il d’un seul et même volcan, ou de deux ?

Durant les années passées, à l’occasion de la parution de certains de mes romans qui portaient sur le Liban d’avant la guerre civile et sur son basculement dans cette guerre, j’ai souvent été interrogé sur les raison pour lesquelles je ne parlais pas aussi de l’époque contemporaine. J’avais alors coutume de répondre qu’en parlant du Liban des Trente Glorieuses (1945-1975), je parlais aussi indirectement du Liban d’aujourd’hui – celui qui va de 1990 à 2020. Durant ces deux périodes, qui ont duré sans doute par hasard trente ans chacune, le Liban a vécu dans l’opulence, l’insouciance et l’indifférence aux crises dont tout indiquait pourtant qu’elles pouvaient lui être fatales tant par le remise en question permanente de la nature même du pays, que par la présence de milices armées déstabilisatrices au service d’une communauté et que toutes les autres ressentaient comme une menace (les milices palestiniennes puis le Hezbollah). Pourtant, de ces dangers graves qui provoquaient de brefs soubresauts de violences vite et mal réglés, on se détournait allègrement. C’est cela que je compare à un volcan qui gronde et au pied duquel vivent et prospèrent des peuples qui feignent de ne rien entendre, de ne rien craindre. Et c’est ce que j’appelle le déni. Pour dissimuler à nos propres yeux notre incroyable force de déni, nous avons cru tout le long de notre histoire que nous étions résilients, que nous traversions toutes les crises en nous remettant vite sur pied et en devenant plus forts. Nous nous sommes longtemps gargarisés, et avec beaucoup de complaisance, avec cette notion de résilience. Or ce que l’on a toujours appelé résilience n’était en fait qu’acceptation de la pourriture des systèmes politiques qui se sont succédé, et que refus de voir les catastrophes arriver à cause d’eux.

Toutes les nations disparaissent, meurent. Avez-vous le pressentiment que le Liban va disparaître bientôt ? Et pensez-vous que les Libanais, qu’ils le sachent ou non, sont en train de faire le deuil de leur pays ?

L’histoire du Liban dans son acception moderne est celle d’une succession de crises violentes dont chacune a mis un terme au Liban qui existait avant elle. Ce qui est sûr, c’est que le pays est revenu à la vie à chaque fois, mais à chaque fois différemment de ce qu’il était, et jamais en mieux, hélas, bien au contraire. Ce que je crains c’est qu’à force de transformations régressives, de mauvaises gouvernances répétitives, de refus obstinés, d’époque en époque, de tirer les leçons des calamités qui ont précédé, nous ne soyons en train d’assister à la lente et inexorable altération du principe même sur quoi a été bâti le Liban, à la ruine de sa diversité, de l’originalité vitale qu’il constitue et de la créativité qui caractérise ses habitants. Sans ces caractéristiques, ce pays finira par ressembler banalement à n’importe quel autre. Et c’est en ce sens que nous l’aurons bel et bien perdu.

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de tenir ce Journal d’un effondrement ?

J’ai commencé la rédaction parce que j’ai eu de plus en plus fortement ce sentiment que nous vivions au jour le jour dans une situation invraisemblable, qui ne pouvait que nous mener à de terribles déchirures, et que nous poursuivions cependant notre existence avec une sorte d’indolence, à l’exception bien sûr des moments de sursauts, lorsque les rassemblements et la révolte redevenaient forts. J’ai trouvé que cela pouvait faire la matière d’un livre, et j’ai alors eu envie de raconter les travaux et les jours en période d’effondrement, un peu comme Pascal Quignard a raconté les plaisirs et les jours à Rome au seuil de l’effondrement de l’Empire romain. Au début, j’ai pensé écrire une fiction, une sorte de continuation d’un roman que je venais d’achever et dont l’histoire se terminait approximativement au moment de la Covid-19 et du confinement à Beyrouth. Mais je me suis très vite lassé, d’autant que je me suis aperçu que notre réalité n’avait vraiment pas même besoin qu’on la fictionnalise. Et j’ai opté pour le journal, en conservant au texte un aspect et un dispositif littéraires. Le 4 août est ensuite arrivé, qui a modifié la finalité du projet, mais aussi sa tonalité et son rythme.

J’ai eu l’impression que l’explosion du 4 août a mis un terme prématuré à votre journal ; que, confronté à l’horreur de ce qui est arrivé, vous vous êtes limité à enregistrer sobrement l’ampleur du désastre et du désarroi, et que vous vous êtes tu par la suite…

Justement, le 4 août marque une rupture dans le texte. Avant cette date, le journal mettait en contrepoint notre quotidien et l’histoire récente du pays. Lorsque l’explosion a eu lieu, je me suis interrompu pendant dix jours, incapable de me remettre au travail. Puis, comme je le rapporte, j’y suis revenu et alors, en reparcourant les pages rédigées juste avant le cataclysme, j’ai eu l’impression de lire le récit d’une vie presque idyllique et très lointaine dans le temps. Quand j’ai recommencé à écrire, je n’étais plus dans la même dynamique, évidemment. Comme tout le monde, j’étais choqué et profondément désespéré. Le texte est devenu le reflet de cette sidération. J’ai ensuite clôturé le journal parce qu’il y avait l’urgence de la publication, et cela d’une certaine manière a été salutaire. D’une part parce qu’il devenait nécessaire d’interrompre le récit de cette sidération, qui pouvait se transformer en ressassement de ce sentiment d’impuissance et de désespoir dans lesquels nous sommes aujourd’hui. Et d’autre part parce que toute poursuite du journal après cet affreux paroxysme qu’ont constitué l’explosion et ses suites ne pouvait qu’apparaître fade. D’une certaine façon, le livre s’est retrouvé construit selon une terrible, involontaire et très efficace dramaturgie. Et je m’aperçois aussi que cela a donné cohérence, si j’ose dire, à tout ce que je racontais et que nous vivions. Parce qu’en définitive, tant de corruption, de mauvaise gouvernance et d’irresponsabilité sur de si longues années et dans un pays si complexe, c’est-à-dire tout ce que je décris dans la première partie du livre, ne pouvait qu’aboutir à une catastrophe d’une telle ampleur.

Beyrouth 2020 : Journal d’un effondrement de Charif Majdalani, Actes Sud/L’Orient des Livres, 2020, 160 p.

La vie est souvent monotone, parfois même en temps de crise collective. C’est ce que nous avons pu observer durant une certaine période de l’effondrement économique actuel du Liban : peu après la pétrification initiale, ceux qui n’ont pas été écrasés ont repris, petit à petit et tant bien que mal, leur existence antérieure, leur train-train quotidien avec une sorte de...

commentaires (1)

Un petit chef-d'œuvre, comme seul Charif Majdalani peut en écrire! Il capte à merveille les malheurs qui ont submergé le Liban et les sentiments qui ont envahi chaque Libanais durant cet annus horribilis... Une petite remarque quand-même, M. Majdalani: ce n'est pas Klemperer qui est venu diriger les symphonies de Beethoven à Baalbek: c'est Karajan et la Philharmonie de Berlin. J'étais présent: vous savez, le bénéfice de l'âge!

Georges MELKI

07 h 19, le 01 décembre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Un petit chef-d'œuvre, comme seul Charif Majdalani peut en écrire! Il capte à merveille les malheurs qui ont submergé le Liban et les sentiments qui ont envahi chaque Libanais durant cet annus horribilis... Une petite remarque quand-même, M. Majdalani: ce n'est pas Klemperer qui est venu diriger les symphonies de Beethoven à Baalbek: c'est Karajan et la Philharmonie de Berlin. J'étais présent: vous savez, le bénéfice de l'âge!

    Georges MELKI

    07 h 19, le 01 décembre 2020

Retour en haut