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Les « (fresh) dollarisés » : incursion dans le quotidien des « nouveaux riches »

Victime du séisme économique et financier qui secoue le pays depuis plus d’un an, la classe moyenne libanaise est en voie de disparition, divisée par une ligne de fracture qui emporte une grosse partie de ses membres vers la paupérisation, tandis que l’autre se découvre un peu plus riche. Le passage vers l’une ou l’autre des rives de la faille dépend d’un facteur : les salaires en argent frais ou pas. Coup d’œil sur la nouvelle tectonique des classes au Liban.

Les « (fresh) dollarisés » : incursion dans le quotidien des « nouveaux riches »

Aujourd’hui, au Liban, ceux qui ont la possibilité d’encaisser leur salaire en dollars frais peuvent parfois s’offrir certains plaisirs qui leur étaient inaccessibles par le passé. Photo d’illustration Bigstock

Quand Lara a commandé, sans avertissement, la bouteille de vin la plus chère de la carte, Samir a fait les yeux ronds. Habitué à payer l’addition après les dîners avec de jeunes femmes, le trentenaire n’a pas eu le temps de réagir que Lara, sentant sa crispation, lui lançait : « Détends-toi, je suis payée en dollars ». Samir et Lara appartiennent tous deux à ce qu’il convenait d’appeler la classe moyenne libanaise. Mais les tourtereaux ont vu leur situation financière prendre des tours bien différents depuis que l’économie libanaise a commencé à s’écrouler il y a déjà plus d’un an.

Dans un pays en perdition, les Libanais, tels de chétifs Sisyphe, roulent tant bien que mal leur rocher dans une tentative, perdue d’avance, d’émerger de l’avalanche de restrictions bancaires qui s’est éboulée sur eux depuis l’automne 2019. Arrimée au dollar des décennies durant sur un taux de 1 507,5 LL/$, la livre a entamé, il y a des mois, une terrible dégringolade. Tandis que le « lollar », ou dollar bloqué en banque, s’échange à 3 900 livres (et en quantités limitées), sur le marché noir il fallait, ces derniers jours, autour de 7 000 LL pour s’offrir le plus petit billet vert. Une situation nouvelle qui consacre les « dollarisés » en espèces dites « fraîches » au rang de « nouveaux riches » du Liban et déclasse les autres, les « nouveaux pauvres ».

Marie fait partie de la première catégorie. Aujourd’hui, bien installée à la table d’un bar de Badaro, la jeune femme, expatriée de longue date au Liban, ne compte plus les tournées. Une petite révolution pour celle qui, avant la crise, se contentait d’un verre ou deux en soirée. Avec son salaire en dollars, Marie savoure aujourd’hui ce qui lui était interdit il y a encore quelques mois et n’hésite pas à en faire profiter ses amis. L’éternelle bataille libanaise de l’addition s’est raccourcie, quelques politesses, et l’affaire est bouclée : Marie paie le tout. Ses invités se chargeront d’un pourboire généreux puisqu’ils insistent.

Près de trois mois après la catastrophe du 4 août et en dépit de la pandémie de Covid-19, le quartier commence à reprendre des couleurs. En ce vendredi soir, « nouveaux riches » et « fraîchement appauvris » sont de sortie à Beyrouth, entretenant l’illusion d’une classe moyenne qui, pourtant, selon l’Escwa (Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie du Sud-Ouest), ne représentait plus que 40 % de la population, en mai, contre 57 % fin 2019.

L’érosion brutale de ce que l’on considérait comme l’un des piliers du système libanais, de ce groupe dont l’Escwa soulignait qu’il représentait « le gros du capital humain du pays », « a piégé 55 % de la population sous le seuil de pauvreté », selon les chiffres de l’organisation onusienne.

« Je n’arrive pas à m’y habituer »

Férue de cuisine italienne, Maya achète régulièrement des produits importés pour concocter elle-même pizzas, parmigiana et pâtes à la carbonara. Des produits dont les prix ont explosé ces derniers mois. Également fort coquette, la jeune femme est attachée depuis longtemps à certains produits cosmétiques dont une crème « miracle » qui se vendait autour des 20 000 livres les six millilitres. Son prix a triplé en quelques mois. En août dernier, l’Administration centrale de la statistique estimait l’inflation à 120,03 % en glissement annuel, dont 367,19 % pour l’alimentation et les boissons non alcoolisées.

« À chaque fois que je vois ces prix, je bouillonne et suis prête à faire un scandale. Mais mon compagnon me rappelle que je suis payée en dollars, que j’échange sur le marché noir, et donc qu’en fin de compte, mes courses me reviennent moins cher qu’avant la crise, dit-elle un peu gênée. Malgré tout, je n’arrive pas à m’habituer à tout cela. »

Pour mémoire

Il était une fois la classe moyenne

Yahya, lui, fait ses courses sans trop ciller. Informaticien pour une compagnie américaine, il perçoit son salaire en dollars frais qu’il retire intégralement de son compte au fur et à mesure des plafonds autorisés de peur que les banques changent une énième fois d’avis et l’empêchent d’accéder librement à son argent frais. Comme tant de Libanais ayant perdu toute confiance dans le système bancaire, il stocke les liasses à la maison. Mais depuis que les Forces de sécurité intérieure ont fait état, en juillet, d’une hausse de 32,7 % des cambriolages d’habitations et de commerces, Yahya s’est offert un coffre-fort duquel les dollars ne sortent pas. « Il me reste des lollars en banque. Je les utiliserai jusqu’à épuisement avant de toucher à mes devises en liquide », explique-t-il.

S’il ne les utilise pas, ces dollars ont une fonction importante dans l’écosystème de Yahya : ils le rassurent. Un luxe dans un pays devenu si anxiogène. « Même si je n’utilise pas mes dollars frais, je sais qu’ils sont là. C’est un sentiment de soulagement face à la crise que je veux répercuter sur les membres de ma famille pour qu’ils s’inquiètent moins. » Yahya les a d’ailleurs avisés de ne pas regarder les prix au supermarché et de faire leurs courses comme avant.

« Il faut rester humble »

Avec deux salaires en dollars frais, Sarah se sait privilégiée. Œuvrant pour une organisation non gouvernementale au Liban et pour une compagnie internationale basée à l’étranger, elle encaisse en cash le salaire de la première et fait transférer celui de la seconde sur le compte d’un ami à Dubaï. « Quand j’ai été engagée par cette compagnie en décembre dernier, je n’ai pas hésité une seule seconde. Bien avant la crise, je n’avais déjà aucune confiance dans le secteur bancaire libanais. Mon ami me donnera l’argent quand je le verrai. » Comme Yahya, Sarah n’utilise que les dollars libanais qu’il lui reste sur son compte et les économise pour en distribuer une partie à certains proches dans le besoin. « Dans cette terrible situation, il faut rester humble », lâche-t-elle.

Nada, elle, verse le quart de son salaire en dollars frais à ses parents. « C’est terrible à dire, mais si mon style de vie n’a pas changé, ma situation financière a pris un virage positif. Avant, je donnais 200 dollars à mes parents, soit 300 000 livres, et je ne pouvais rien économiser pour mes études. Aujourd’hui, en plus de cette somme que je leur donne, qui vaut 1 400 000 livres au taux de 7 000 livres le dollar, je paie toutes leurs factures et il me reste encore plus de la moitié de mon salaire. » Échangeant leur argent avec des connaissances, les parents de Nada se sentent doublement en sécurité grâce au salaire de leur fille et se prennent à croire qu’elle pourra concrétiser son souhait d’étudier à l’étranger. « Je n’échange que 100 dollars pour moi et ne dépense pas plus que nécessaire. Je réserve le reste pour partir faire un second master » car, elle le sait, réaliser son rêve de carrière au Liban est devenu utopique.

« Je commande des sushis »

Ceux qui ont la chance de toucher leur salaire en dollars ont fait entrer un nouvel acteur dans leur vie : le changeur du marché noir, qui propose un taux largement supérieur à ce que peuvent offrir les changeurs agréés. « Aller jusqu’au changeur munie de dollars et revenir avec une liasse de livres libanaises sur moi est très stressant. J’ai l’impression de me balader dans la rue avec une cible dessinée sur le dos », explique Rima qui travaille dans la même ONG internationale que Nada.

Chloé a, elle, pris l’habitude de retrouver son changeur devant une boutique de bricoles en tout genre à Beyrouth. Mélangeant l’arabe, le français, l’anglais et la gestuelle pour se comprendre, l’homme et la jeune expatriée s’entendent rapidement sur le taux du jour avant d’échanger une petite liasse de dollars contre un bon paquet de livres dans l’arrière-boutique. Les expatriés dépourvus de compte en banque au Liban n’ont d’autre choix que d’échanger les devises qu’ils s’envoient via les sociétés de transfert d’argent ou qu’ils rapportent avec eux dans leurs valises. Avant la crise, cette journaliste française vivait à Beyrouth comme elle le faisait à Paris, budgétisant au centime près ses achats, comptant le nombre de verres en soirée et résistant à la livraison de plats. « Depuis que la valeur du dollar a explosé, je commande des sushis », admet-elle, encore incrédule. Elle qui courait tous les jours après les bus et les services, la voilà abonnée à l’application Uber.

Devenue privilégiée par la seule grâce de la devise de son salaire, Marie s’est vite adaptée : « Je calcule dorénavant toutes mes dépenses au taux du marché noir, aussi naturellement que je le faisais avant sur la base de 1 500 livres le dollar. » Ce qui ne l’empêche pas d’être rattrapée par un sentiment de culpabilité en voyant la vie de tant de Libanais s’effondrer autour d’elle.

Dans un Liban aux dés pipés par, entre autres, une crise sévère des liquidités, la chasse au billet vert bat son plein et vient changer les règles du jeu. Sur la table de la roulette, les classes sociales se font et se défont selon que l’on est payé en livres ou en dollars, et, sans croupier, il revient aux Libanais de faire leurs propres jeux.


Quand Lara a commandé, sans avertissement, la bouteille de vin la plus chère de la carte, Samir a fait les yeux ronds. Habitué à payer l’addition après les dîners avec de jeunes femmes, le trentenaire n’a pas eu le temps de réagir que Lara, sentant sa crispation, lui lançait : « Détends-toi, je suis payée en dollars ». Samir et Lara appartiennent tous deux à ce...

commentaires (1)

c est un article sans aucun interret

youssef barada

13 h 03, le 03 novembre 2020

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Commentaires (1)

  • c est un article sans aucun interret

    youssef barada

    13 h 03, le 03 novembre 2020

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