Ce matin-là, Sanahine s’est réveillée tôt pour aller à la boulangerie du bourg. À peine arrivée, le calme habituel de ce matin du 27 septembre est perturbé par le bruit énorme produit par la déflagration d’une rafale de bombes... Pourtant, hier soir, tout était calme. Pour une fraction de seconde, elle s’est souvenue de l’année infernale de 1993... Comme une folle, sa première réaction était de sortir pour courir trouver son fils Monté (nommé après le héros martyrisé Monté Melkonian de la guerre de la libération d’Artsakh). Monté était tout ce qu’elle avait dans ce monde. Son mari Vahakn était tombé en martyr durant cette guerre.
Les bruits des explosions s’intensifiaient de plus en plus. Serait-ce le début d’une nouvelle guerre, d’un nouvel exode ?
Monté était le directeur de l’école primaire locale, une école qui comptait juste 47 élèves. Il était parti exceptionnellement tôt ce matin car l’école avait ouvert ses portes sous le régime du virus Covid-19.
Monté, en entendant l’amplification des bombardements, a eu la clairvoyance de protéger les élèves. Il les a rassemblés en toute hâte dans une salle de l’étage inférieure de l’école qui était une bâtisse de deux étages. Comme la plupart des maisons de Stepanakert, la capitale d’Artsakh, leur école aussi était une construction pas très solide, datant des années 70 du siècle passé, bâtie durant le temps des Soviets, avec du béton de qualité médiocre et une architecture style brutaliste.
En entendant le bombardement s’intensifier, il fallait prendre une décision. Fallait-il les renvoyer à leur maison ? L’enjeu serait grand. Il pensait vivement à sa mère qui était seule.
Sanahine, voyant que le bombardement s’amplifiait et s’inquiétant pour son fils, a hésité quelques instants à aller à l’école pour l’avertir. Elle avait peur pour son fils, elle l’aimait à mourir. Il est vrai que l’amour qu’une mère a pour ses enfants est incommensurable... mais pour Sanahine, c’était un peu plus que ça, Monté était la seule chose qu’elle « possédait » dans ce monde, c’était la joie de sa vie, sa raison d’être.
La boulangerie a vite fermé les volets, les quelques femmes qui s’y trouvaient se sont accroupies pour mieux se protéger.
Presque deux heures infernales sont passées... La panique était totale, on dirait une nouvelle guerre non déclarée. Que s’est-il passé, pourquoi les Azéris ont-ils recommencé à bombarder ? Hier, tout était tranquille.
Sanahine avait une chose en tête : aller voir son fils. Était-il blessé, était-il protégé à l’école ? Deux heures passées... les bombardements ont cessé. Sanahine a eu l’idée de courir à la maison et attendre son fils, son Monté, mais la sagesse et l’expérience des guerres précédentes lui ont appris à ne pas se hâter durant ces moments de brève accalmie.
Monté, voyant que le calme s’est rétabli, a très vite voulu s’en aller, juste pour se rassurer au sujet de sa mère. Étant sûr que les élèves étaient bien protégés en compagnie des autres professeurs, il s’est donné la permission de courir très vite à la maison qui était peut-être à une distance de cinq minutes de marche. C’était un acte de folie pour certains, mais pour Monté, rien n’allait le retenir d’aller voir sa mère...
C’était la dernière fois que Monté a vu cette école, ses élèves et... il n’a jamais revu sa mère. Un obus sporadique était tombé juste à côté de lui sur la rue qui l’amenait vers sa maison...
Pourquoi fallait-il que Monté meure ? Juste parce qu’il était un citoyen pacifiste d’Artsakh ? Ou bien juste parce que les agresseurs voulaient semer la mort partout.
À qui la faute ? Certainement pas à Monté et aux 30 000 Arméniens décédés depuis le déclenchement de cette guerre de domination de l’enclave arménienne millénaire que Staline, en 1922, dans le cadre de sa politique visant à « partager pour régner », a « offerte » à Azerbaijan. Lors de l’effondrement de l’Union soviétique, la population de cette enclave a voté pour être rattachée à l’Arménie mère, mais les forces de la République d’Azerbaïdjan (nouvellement devenue indépendante) ont voulu les écraser et les envahir par la force. Depuis, la population locale d’Artsakh, dont 98 pour cent sont arméniens, résiste toujours à cette occupation et usurpation par la force.
Malheureusement, beaucoup d’innocents sont morts. Où est-elle, la conscience du monde dit civilisé, où sont les hérauts de la paix... sont-ils devenus juste des spectateurs ? Avec leurs mains croisées, ils ne font que des déclarations mais ne font rien concrètement pour instaurer pacifiquement la justice en se basant sur les vérités historiques.
L’histoire se répète, comme ils disent, mais tous ensemble, main dans la main, faisons en sorte qu’elle ne se répète pas, car autrement, cette fois-ci, elle pourrait aboutir, hélas, à une extermination totale du peuple arménien.
Dr Vartkès Arzoumanian
Abou Dhabi
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