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Moyen-Orient - Anniversaire

Récit d’une année irakienne, de l’euphorie à la terreur

Le 1er octobre marque le début du soulèvement populaire qui a pris d’assaut Bagdad et le sud du pays il y a tout juste un an.

Récit d’une année irakienne, de l’euphorie à la terreur

Une vue aérienne montre les contestataires irakiens se rassemblant sur la place Tahrir à Bagdad, la capitale, près du pont al-Joumhouriya menant à la zone verte, durant les manifestations antigouvernementales, le 2 novembre 2019. Photo AFP

« J’ai 800 frères qui ont été enterrés pour le simple fait d’avoir demandé une patrie. Le détournement de la révolution est dû à des traîtres, mais le sang qui a coulé sera vengé. » Secs et intransigeants, les mots de Doaa’, 27 ans, font le récit d’une jeunesse irakienne qui a grandi avec l’occupation américaine, les guerres confessionnelles, la menace de l’État islamique et la mainmise d’un pouvoir sectaire ultracorrompu dont les milices chiites sont l’un des apanages.

Son histoire est celle d’une génération qui se soulève depuis le 1er octobre 2019 contre tout parce que rien ne fonctionne, qui veut croire en l’impossible parce que le possible n’est plus viable. Et qui, en retour, se retrouve prise au piège d’une machine mortifère qui peut tuer n’importe où et n’importe quand ; d’un insaisissable fantôme qui prend tantôt la forme d’un membre des forces de sécurité, tantôt celle d’un milicien, parfois des deux en même temps.

Au départ, l’euphorie était pourtant bien là. Certes, depuis 2011, les Irakiens ont pris part à plusieurs vagues de manifestations. Mais cette fois-ci, la mobilisation se démarque par sa spontanéité, son ampleur et son caractère apolitique, avec l’intuition, dès les premiers jours, qu’il y aurait un avant et un après. Et si les partisans du puissant clerc chiite Moqtada Sadr sont bien présents, le mouvement sadriste n’est pas l’instigateur de la révolte. Sur l’emblématique place Tahrir à Bagdad, souffle un parfum d’allégresse. Des stands distribuent gratuitement de quoi manger, se soigner et se couvrir. Les légendaires tuk-tuk s’improvisent ambulances. Le drapeau national s’affiche partout. « Nous voulons une nation », scande la jeunesse. « Chiites, sunnites, nous sommes tous frères », peut-on lire sur certaines banderoles. Car si le soulèvement concerne d’abord la capitale et les régions majoritairement chiites du sud du pays, les manifestants sont là parce qu’ils n’en peuvent justement plus du confessionnalisme qu’ils tiennent pour responsable de la corruption gangrenant toutes les strates de l’État et de la société, avec des conséquences délétères sur leur quotidien : chômage, eau contaminée, coupures d’électricité, pauvreté. « Nous sommes opposés à la rhétorique confessionnelle qui nous est imposée depuis 2003. On croit en un État civil, loin des religions et des sectes. Mais c’est vrai que les régions qui se sont soulevées sont, dans leur grande majorité, chiites. Cela montre que les partis financés par l’Iran ont menti, qu’ils n’ont rien fait pour leurs bases », commente Saadi*, 26 ans, employé dans une compagnie d’assurances et originaire de Bassora, dans le sud du pays.

La question résonne avec d’autant plus de force que les régions sunnites du Nord se sont faites très discrètes. Et pour cause. Difficile pour n’importe quel activiste de ces zones de s’engager après 2014 et l’expérience macabre de l’État islamique ainsi que celle de trois années d’une guerre dévastatrice. « Au final, la révolution est contre tous les partis, y compris sunnites et kurdes. Mais on se concentre plus sur les chiites parce qu’ils sont les plus forts aujourd’hui », précise Saadi.

L’ombre de Téhéran
Ensemble, les manifestants dénoncent par dizaines de milliers la mainmise de l’Iran sur la classe politique, comme s’ils savaient déjà que la suite était courue d’avance, que la République islamique veillait au grain et qu’elle n’hésiterait pas à leur faire payer le prix de leur insolence. Dès les premiers soubresauts de l’intifada, la répression s’abat sur les contestataires. La contre-révolution est majoritairement imputée aux factions chiites qui composent la coalition paramilitaire du Hachd al-chaabi. Officiellement, elles sont intégrées aux forces armées irakiennes depuis 2016. Mais dans les faits, elles agissent de manière autonome et prennent leurs ordres directement de Téhéran.

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Pour ce dernier, l’Irak n’est pas n’importe quel terrain d’influence, mais presque une province nationale. Et dans l’esprit des dirigeants iraniens, le soulèvement n’est que le fruit d’une conjuration ourdie par les États-Unis et l’Arabie saoudite pour mettre le pays à feu et à sang. Le 8 octobre, le mouvement semble d’ailleurs étouffé dans l’œuf. On compte déjà 150 trépassés. Courte trêve en réalité, il reprend de plus belle le 25. « Personne parmi nous ne s’attendait à ce qu’il y ait autant de monde, que cela prendrait autant d’ampleur, que le niveau de conscience de la situation était si élevé chez les gens. La participation avait beaucoup augmenté, incomparable avec 2013, 2015 ou encore 2018 », raconte Wissam, 40 ans, journaliste originaire de Najaf, qui s’était engagé en 2013 dans les manifestations organisées contre un plan de retraite trop généreux accordé aux parlementaires et officiels irakiens, exemple criant de la gabegie ambiante.

L’ampleur de la répression pousse certains jeunes à rejoindre le soulèvement, horrifiés par l’arbitraire qui fauche leurs concitoyens. À Bagdad, c’est ainsi la violence déchaînée contre les manifestants qui convainc Doaa’ de sauter à pieds joints dans la révolution. « Le 30 octobre, je me suis ruée sur la place Tahrir quand j’ai appris que beaucoup de gens sont morts, des petits et des grands », se souvient-elle. « Pendant longtemps, vers 11h, avant de sortir de la maison, je disais à mes parents que j’allais à l’université et je priais Dieu pour qu’ils ne découvrent pas mon mensonge. Puis je rentrais vers 16h ou 17h, je changeais ma tenue et je me maquillais pour qu’ils ne se rendent pas compte de mon choix », poursuit cette étudiante en arts plastiques.

La génération précédente est-elle opposée aux aspirations de ses enfants? Pas vraiment. Comme eux, elle crève sous les coups du présent. Mais elle ne connaît que trop bien les risques encourus par ses progénitures lorsqu’elles décident d’aller battre le pavé : détentions, enlèvements, assassinats. « Nos parents ont peur et préfèrent que l’on ne sorte pas. En même temps, ils se disent qu’on a finalement rien à perdre. On est dans un pays où tout est fichu », confie Saadi. Et le passé hante encore ceux qui ont vécu au rythme d’un autre tempo politique. « La culture de nos parents est différente de la nôtre. Ils ont été élevés sous l’époque de Saddam Hussein, avec l’idée qu’il ne faut pas se mêler de politique, qu’il ne faut pas lever sa voix, sinon on risque la prison ou pire », dit Saadi.

« Fils de l’ambassade »
Malgré l’espoir, les aspirations des contestataires se cognent, à l’orée de la nouvelle année, contre le mur de la géopolitique. L’élimination, le 3 janvier 2020, de Kassem Soleimani – ancien commandant en chef de l’unité d’élite al-Qods au sein des gardiens de la révolution iranienne et architecte de la mainmise progressive de Téhéran sur Bagdad – et de Abou Mahdi al-Mouhandis – ex-leader de facto du Hachd al-chaabi – tombe comme un coup de massue sur l'intifada, galvanisant la rhétorique conspirationniste de ses pourfendeurs.

« Avant la mort de Soleimani, la révolution était très forte. Mais après, la situation a changé. Beaucoup de gens ont quitté les places publiques. Les partis politiques au pouvoir ont considéré que les manifestants ont joué un rôle dans ce double assassinat. Pour eux, nous étions financés par les Américains. Ils nous surnomment les “fils de l’ambassade”, fustige le jeune homme. La révolution s’est affaiblie. Mais les gens sont quand même restés et des sit-in ont perduré jusqu’à trois mois après. » Les sadristes qui fournissaient parmi les plus gros bataillons du soulèvement désertent les lieux à l’appel de leur leader. À la faveur des événements de janvier, Moqtada Sadr rompt définitivement avec la contestation et s’engouffre dans une alliance de circonstance avec les milices pro-iraniennes pour exiger le retrait des troupes américaines d’Irak.

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Le départ des sadristes fait alors craindre à beaucoup de contestataires un regain de violence à leur encontre. Saadi n’a jamais cru aux intentions du puissant clerc. Sa présence dans les manifestations était, selon lui, d’abord animée par les gains politiques qu’il aurait pu en retirer. « Après tout, il fait lui aussi partie de cette classe politique corrompue. C’est lui qui a le plus grand nombre de sièges au Parlement », lâche le jeune homme. Mais Moqtada Sadr a des armes et bénéficie d’une popularité incontestable dans la rue chiite. Pour de nombreux révolutionnaires, la présence des siens pouvait, un tant soit peu, les protéger de la répression perpétrée par les milices. Le responsable des sadristes à Bassora lancera une saillie sans équivoque à Saadi. « Nous ne sommes que des soldats. Moqtada nous a dit aujourd’hui de retirer 20 tentes, alors on s’exécute. S’il nous dit d’en ramener 50, on le fera aussi. On ne discute pas. »

« Esclaves de l’Iran »
Pour empêcher la mobilisation de reprendre et certaines nouvelles figures politiques d’émerger, les milices intensifient leur stratégie d’intimidation, multipliant les menaces contre les voix dissidentes. Un mot de trop et la mort peut surgir au détour d’une rue. Le scénario est tristement banal. Des hommes armés, masqués et en moto tirent sur leur cible avant de détaler à toute vitesse. La ville de Bassora est l’une des plus touchées par les assassinats d’activistes et de manifestants. Dernier en date, celui de Reham Yacoub, une jeune nutritionniste de 29 ans et leader féministe qui avait fait l’objet d’une campagne de haine par des médias iraniens et pro-iraniens l’accusant d’entretenir des relations avec des diplomates américains et de travailler pour un réseau qui sert les intérêts de Washington dans la région. « La situation actuelle est très dangereuse et il est difficile de mettre en place des activités. Dans le groupe auquel j’appartiens, l’un des nôtres a été tué, un autre a failli être enlevé et les autres ne savent pas quand leur tour va venir », évoque Saadi.

Doaa’, de son côté, a vécu la violence dans sa chair. Le 10 mars, elle participait à la contestation sur la place al-Khalani de Bagdad. La répression est à son comble. Soudain, des couteaux aiguisés sortent de nulle part. « Je ne connaissais pas leur nombre. Mais j’ai hurlé, et le sang a commencé à couler sous mes vêtements. Comment rentrer à la maison dans cet état ? » Comme souvent, les bourreaux étaient en noir, comme souvent ils étaient masqués. Doaa’ porte encore les séquelles de l’attaque qu’elle ne s’est toujours pas résolue à raconter à ses parents par peur de leurs remontrances. Aujourd’hui, elle dessine des portraits qui lui permettent de rassembler quelques sous pour payer les soins et acheter de quoi peindre.

Le Premier ministre Moustafa Kazimi avait fait de la lutte contre les milices son objectif politique principal. Pour le chef de gouvernement irakien – en poste depuis mai et plutôt apprécié par les contestataires –, le défi est toutefois de taille. Contraint de jouer les contorsionnistes entre Washington et Téhéran, il a lui-même fait l’objet de menaces et doit s’efforcer de ne pas élargir un peu plus encore le fossé interchiites, entre ceux qui arborent les couleurs du nationalisme irakien et cherchent à s’extraire de la guerre des axes, et ceux qui veulent rester dans le giron de Téhéran.

À l’approche du premier anniversaire du soulèvement, alors que les contestataires pleurent encore leurs morts et leurs disparus, le prochain chapitre de l’histoire reste empreint de suspense. Les activistes appellent à la mobilisation sur les réseaux sociaux. Mais ces appels seront-ils suivis dans la rue ? La peur, couplée à la pandémie de coronavirus, pourrait entraver le rendez-vous. Et même si, pour la première fois, les manifestants trouvent un allié dans la figure du Premier ministre, ce dernier n’a pas les moyens de les protéger. « Je ne pense pas que le mouvement va reprendre de façon massive parce que l’atmosphère n’y est pas propice. Il n’y a aucun groupe politique qui soutient la contestation, et les intimidations ont semé l’effroi parmi les activistes. Les plus actifs d’entre eux ont fui leurs villes », indique Ali Bayati, membre de la Commission irakienne pour les droit humains.

Doaa’, pour sa part, s’est rendue ces derniers jours sur la place Tahrir pour dessiner sur les murs du tunnel éponyme des visages de martyrs. C’est d’abord pour que justice leur soit rendue qu’elle sera dans la rue le 1er octobre. « Jusqu’à ma mort, je ne perdrai jamais espoir, dit-elle. Malgré tout, elle sait le chemin encore très long. Faire face aux loyalistes irakiens n’est pas une mince affaire. Ils peuvent tuer 1 000 innocents juste parce qu’ils sont les esclaves de l’Iran. »

*Les prénoms ont été modifiés

L’Irak juge « dangereuse » la menace d’un retrait américain

Bagdad a riposté officiellement hier à la menace de Washington de fermer son ambassade en raison de la multiplication des attaques contre les intérêts américains en Irak, dénonçant une décision « dangereuse » et tentant de rassurer les autres chancelleries. Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a posé la semaine dernière un ultimatum à l’Irak : soit les attaques cessent, soit Washington ferme son ambassade et rappelle ses 3 000 soldats et ses diplomates. Un retrait américain signerait la fin de la coalition antijihadiste, alors que le groupe État islamique menace toujours, s’inquiètent des diplomates à Bagdad. Le ministre irakien des Affaires étrangères, Fouad Hussein, a dit craindre qu’« un retrait américain puisse entraîner le retrait » d’autres pays également engagés dans la lutte contre l’EI. Cela serait « dangereux car l’EI menace l’Irak, mais également toute la région ». Un retrait américain pourrait surtout porter un rude coup au Premier ministre, Moustapha el-Kazimi, pourtant reçu il y a deux mois à peine en grande pompe à la Maison-Blanche. Depuis son accession au pouvoir en mai, il est engagé dans un bras de fer avec les pro-Iran, majoritaires au Parlement et assez armés pour représenter, selon des militaires occidentaux, une menace plus grande que l’EI en Irak. « Attaquer des ambassades, c’est attaquer le gouvernement, car il est responsable de leur protection », a estimé le chef de la diplomatie irakienne, Fouad Hussein.

« J’ai 800 frères qui ont été enterrés pour le simple fait d’avoir demandé une patrie. Le détournement de la révolution est dû à des traîtres, mais le sang qui a coulé sera vengé. » Secs et intransigeants, les mots de Doaa’, 27 ans, font le récit d’une jeunesse irakienne qui a grandi avec l’occupation américaine, les guerres confessionnelles, la menace de...

commentaires (1)

" un pouvoir sectaire ultracorrompu dont les milices chiites sont l’un des apanages." Encore une fois, là où l'Iran pénètre une civilisation et une société, la corruption est dans ses bagages. La parallèle avec le Liban en est l'exemple.

Citoyen

10 h 35, le 01 octobre 2020

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Commentaires (1)

  • " un pouvoir sectaire ultracorrompu dont les milices chiites sont l’un des apanages." Encore une fois, là où l'Iran pénètre une civilisation et une société, la corruption est dans ses bagages. La parallèle avec le Liban en est l'exemple.

    Citoyen

    10 h 35, le 01 octobre 2020

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