Rien ne va plus entre les Forces libanaises et le Courant patriotique libre. Unique dans son genre depuis que les deux formations chrétiennes ont achevé de consommer leur divorce politique, l’incident de Mirna Chalouhi est venu confirmer hier une réalité devenue incontestable : le langage du défi mutuel est désormais de rigueur entre les deux formations chrétiennes, même si cela devait remettre en cause la fragile stabilité d’un pays au bord du gouffre.
N’était-ce l’intervention musclée de l’armée déployée en force sur les lieux pour séparer les deux parties, la situation aurait pu dégénérer, notamment après les coups de feu tirés du côté des partisans du CPL et les insultes lancées par les militants des FL. Un spectacle qui en dit long sur la dégradation des relations entre les deux camps qui semblent avoir atteint un point de non-retour.
Les deux formations, qui avaient successivement annoncé la mort il y a deux ans de l’accord de Meerab conclu en janvier 2016, du moins dans son volet politique, semblent désormais décidées à enterrer également le volet portant sur la réconciliation, consenti dans le cadre de cet accord. L’animosité qui avait prévalu entre les deux formations chrétiennes à la fin des années 80 est, semble-t-il, de retour.
La guerre des communiqués
Trois versions ont été données à la suite de cet incident. Pour les FL, qui commémoraient l’assassinat de Bachir Gemayel en organisant des parades en plusieurs endroits de la capitale, il s’agissait d’une manifestation « pacifique » qui, au niveau de l’avenue Mirna Chalouhi, a été contrée par des « éléments armés » relevant du CPL. Les FL affirment que leurs partisans ont formé des convois et sont passés par Mirna Chalouhi « qui est une voie publique et n’est réservée à personne en particulier ». « Lorsque les tirs ont éclaté, des partisans des FL sont descendus de leurs voitures et ont refusé cette agression flagrante », précise le communiqué.
Le CPL a qualifié pour sa part le passage du convoi des Forces libanaises devant son siège principal d’« atteinte inacceptable » qui a nécessité la mobilisation des partisans aounistes. Ces derniers se seraient alors « rassemblés pour protéger le quartier général du parti ». Le courant aouniste a précisé en outre qu’il ne se laissera pas entraîner dans cette « tentative de (faire monter la) tension que veut » le chef des FL, Samir Geagea. « Le temps de la peur et de l’intimidation de notre société par une minorité armée est révolu », conclut le communiqué qui enjoint à l’armée et aux forces de sécurité d’assumer leurs responsabilités.
Acculée comme à chaque fois à jouer un rôle-tampon, l’armée a effectivement reconnu qu’il y a eu des « tirs en l’air » sans en préciser l’origine, soulignant toutefois que des « partisans FL » ont lancé des pierres dans sa direction ainsi que des slogans provocateurs.
L’incident de Mirna Chalouhi survient au lendemain d’une manifestation antipouvoir à Baabda à laquelle les FL se sont jointes, contrée par une mobilisation aouniste. Une démonstration de force qui aurait, entre autres, irrité les FL qui accusent le CPL de ne connaître d’autre mode d’action que celui de la « confrontation », assortie d’un discours fondé sur la « provocation », comme le note un cadre de la formation de Samir Geagea. Ce cadre égrène la série d’incidents tragiques provoqués selon lui par le CPL, notamment l’affaire de Kabrchmoun en juin 2019, et un an plus tôt, les insultes proférées à l’encontre du président de la Chambre Nabih Berry, qualifié par Gebran Bassil de « voyou » dans une vidéo.
Les Forces libanaises se disent notamment exaspérées par la terminologie utilisée par les aounistes qui, font-elles valoir, cherchent sans cesse à frapper là où cela fait mal, en déterrant le passé et les souvenirs de la guerre civile, du temps où les FL étaient encore constituées en milice.
« Ils nous attaquent en nous reprochant des actes qui n’ont plus rien à voir avec la réalité politique actuelle. Toutes leurs accusations se réfèrent à une époque révolue », commente le cadre du parti.
Hier, et à l’issue d’une réunion du groupe parlementaire aouniste, le CPL est revenu à la charge en condamnant, lui aussi, un « comportement milicien et provocateur » qui « ne peut être séparé d’un processus de liquidation politique et médiatique ciblant le courant aouniste depuis des années ».
Un bras de fer que Joe Bahout, professeur de sciences politiques à l’AUB, ne peut s’empêcher de qualifier de « pathologie de la répétition ». « Nous sommes dans le même conflit », dit-il à L’Orient-Le Jour, estimant que la communauté chrétienne est la seule qui se maintient à ce jour dans cette « névrose » qui se perpétue depuis la guerre civile.
Pour certains observateurs, les FL ont elles-mêmes contribué à alimenter récemment ces accusations, notamment depuis qu’elles ont remis sur le tapis un possible retour au fédéralisme ou encore lorsqu’elles paradent en habit noir dans les quartiers chrétiens, comme elles l’ont fait lundi soir à Gemmayzé. Une image qui n’est pas sans rappeler les défilés militaires du Hezbollah dans la banlieue sud.
Le choix de ce quartier chrétien sinistré depuis l’explosion du 4 août n’était d’ailleurs pas anodin : les Forces libanaises cherchaient ainsi à apposer leur empreinte sur ce quartier chrétien devenu hautement symbolique pour en revendiquer l’allégeance politique.
Les FL ne s’en cachent pas d’ailleurs et affirment haut et fort que le choix de faire cet étalage de force, sans armes toutefois, est un message à l’adresse de quiconque voudrait bien le saisir. « Nous sommes un parti organisé et bien ancré. Notre projet politique est prioritairement l’État. Mais si ce dernier devait disparaître, la communauté chrétienne devrait savoir que nous sommes là et prêts lorsqu’elle se sentira en danger. »
Un réflexe que M. Bahout met sur le compte d’un « vieux fantasme chez les FL : celui de créer le Hezbollah chrétien ». D’où, selon lui, le recours à ce langage qui se veut dissuasif mais qui est au final inquiétant au plus haut point, même si on est encore loin de la réalité des tranchées qui avaient prévalu durant la guerre civile, survenue dans le contexte d’un État failli.
Dans cette guerre absurde que mènent, une fois de plus, les deux ennemis chrétiens, c’est toutefois au CPL que l’analyste impute la plus grande part de responsabilité. « Après tout c’est ce parti qui est actuellement au pouvoir et qui devrait être au-dessus de toutes les parties et faire preuve d’impartialité. »
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Entre la Peste et le Choléra...
Politiquement incorrect(e)
20 h 39, le 16 septembre 2020