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Lifestyle - Portrait

Anastasia el-Rouss : « Warché(e) », plus que jamais

On aurait du mal à imaginer, derrière ses tâches de rousseur et sa bouille d’enfant grandie trop vite, la persévérance et l’implacable détermination d’Anastasia el-Rouss quand elle court après une idée. La jeune architecte s’était mis en tête, en 2017, de créer une structure pour ouvrir aux femmes les métiers du bâtiment. Avec la destruction d’une partie de Beyrouth, l’ONG Warché(e) est devenue une nécessité. Et une réalité.

Anastasia el-Rouss : « Warché(e) », plus que jamais

Anastasia el-Rouss : Transformer les crises en opportunités.

Une fois n’est pas coutume, ce fatidique 4 août, Anastasia el-Rouss avait décidé de prendre une pause et d’aller à la plage avec son bébé. À 18h07, elle se trouve donc à l’autre bout de la ville, à une dizaine de kilomètres de sa vieille maison de Gemmayzé qui héberge aussi son atelier d’architecte. Elle ne tarde pas à apprendre que la demeure est entièrement détruite, archives, souvenirs, plans et maquettes compris. Mais quelle importance, pour l’heure, tant que son mari, qui était à pied dans le secteur, et bien que projeté par l’explosion dans une autre rue, est incroyablement indemne. Le temps de se reloger, de sécuriser son enfant dans un nouveau cocon, de trouver un lieu pour reprendre son travail, l’architecte se force à se remettre debout, reprendre ses esprits, ignorer ses larmes et retrousser ses manches.

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Elle sourit tout le temps, Anastasia, en même temps que se troublent ses grands yeux clairs. Même quand elle pleure, c’est soit de gratitude et d’émotion positive, soit « ce n’est rien, c’est le vent ». Elle écrase la larme traîtresse et va de l’avant. Comme ces soignants qui, dans l’oubli de leur propre douleur, pansent depuis plus d’un mois les innombrables victimes du drame, elle ne veut rien voir d’autre que ces maisons à sauver, ces capsules de mémoire où gît l’ADN de Beyrouth et qu’en perdant, la ville pourrait perdre son âme. L’entreprise n’est pas simple. Chaque personne du métier sait que pour restaurer ce patrimoine dans les règles de l’art, le budget pourrait se monter à près de deux millions de dollars par bâtisse perdue, et elles sont quelques centaines qui étaient déjà en sursis, avant l’explosion, en raison de la sauvagerie immobilière. Cela sans même évoquer les palais et demeures patriciennes.

Avec l’automatisation de la construction, nul besoin de forts à bras

Comme le veut la sagesse chinoise taillée à la mesure des Libanais, il s’agit sans cesse de transformer les crises en opportunités. Pour Anastasia el-Rouss, le moment est donc venu de donner à son ONG Warché(e), retardée par les multiples chocs que subit le Liban ces dernières années, le coup de fouet attendu. Issue d’un véritable gynécée, ayant grandi à l’ombre de sa mère et de quatre sœurs après le décès prématuré de son père, l’architecte connaît mieux que personne le pouvoir des femmes, mais aussi le combat quotidien qui s’impose à elles dans une société désespérément patriarcale. Déjà, sur les chantiers, il lui faut redoubler d’efforts pour faire en sorte que les ouvriers respectent sa vision – et leur propre travail – en appliquant ses directives. Très tôt, elle imagine ce que pourrait être l’attitude d’une équipe de femmes dans les travaux minutieux, tels que le carrelage, l’éclairage ou la menuiserie. Son imagination va plus loin : avec l’automatisation de la construction, nul besoin de forts à bras pour diriger une grue ou une bétonnière… Et elle la voit déjà, cette armée de femmes, comme autant de mésanges et d’hirondelles, s’affairant à la construction d’habitations qui seraient autant de nids.

Des vergers sur les toits

Anastasia el-Rouss ne peut concevoir l’architecture comme un geste narcissique. Attachée à introduire dans les villes une cohabitation sereine, de véritables liens entre les habitants, une respiration apaisante entre nature et ciment, elle rêve de capsules de vie où les immeubles prolongeraient le mouvement de la rue, avec des circulations extérieures, des activités collectives, des ateliers, une autonomie énergétique, une autarcie alimentaire. Comme dans ses dessins d’enfant, elle voit des vergers sur les toits, des parcs publics entre les immeubles, des plants de collecte d’eau de pluie. En dehors des milieux urbains, elle se fait toute discrète, veillant à intégrer ses constructions dans la nature jusqu’à les faire disparaître. Ce n’est pas un hasard si ses projets lui valent presque à tous les coups des récompenses internationales (Biennale internationale d’architecture de Cracovie, 2019 ; Héros ordinaire d’Alsafar, 2019 ; Architizer A+, 2019 ; The Design that Educates, 2019). Elle fait partie de cette nouvelle école de bâtisseurs et de créatifs qui prennent sur eux la honte de l’impact humain sur la dégradation de la terre et assument la responsabilité d’y remédier, chacun à son niveau. Plus que jamais, elle a la certitude que les femmes ont leur rôle à jouer dans cette entreprise de guérison. Voilà pour l’esprit.

Immeuble résidentiel MM à Chiyah, banlieue de Beyrouth. Photos DR

Force femme

Face aux destructions subies par Beyrouth, la petite ONG Warché(e), cofondée par l’architecte qui la préside et Michèle Laruë-Charlus, directrice générale du développement de la métropole de Bordeaux, est aussitôt activée. Le vaisseau en marche embarque à son bord de nouvelles compétences : Mayssa Jaroudi, conseillère stratégique en art et design, chargée de la gestion des programmes art et culture de l’exposition universelle Dubaï 2020. Carla Aramouny, architecte et enseignante universitaire, spécialiste des nouveaux matériaux et techniques numériques. Stéphanie Dadour, maître de conférences et membre de l’organisation et du comité scientifique de la dynamique de genre et des pratiques en architecture, urbanisme et architecture de paysage. Abir Hashem, réalisatrice, documentariste, « rescapée d’un mariage abusif ». Ninette Rothmüller, chercheuse en solidarité et artiste, « profondément engagée dans la créativité avec une cause ».

Zone d’intervention de Warché(e) à travers Beirut Awiyé(e) en bleu. Photo DR

Kits modulaires et bois recyclé

L’équipe ainsi formée pousse le projet encore plus loin. Warché(e), dont le nom signifie chantier, avec cet « e » pas si muet pour le féminin, s’investit dans une nouvelle dynamique : Beirut Awiyé(e) ou « Beyrouth est une ville forte » en dialecte libanais. Il s’agit d’un programme de formation destiné aux femmes avec pour objectif de développer les compétences de 100 femmes dans la pratique de la menuiserie à travers quatre sessions de formation par trimestre. Les cours auront lieu dans un atelier de menuiserie spécialisé sous la direction et la supervision de cinq charpentiers expérimentés. Ce projet et cette structure conduiront à la production de 200 chaises, 200 lits, 200 cloisons et 200 portes en bois tout en coordonnant directement et en évaluant les besoins des habitants de 40 maisons sélectionnées rue Gouraud et rue d’Arménie, toutes deux situées dans l’épicentre de l’explosion du 4 août 2020. Les femmes inscrites au programme d’apprentissage recevront une compensation salariale pour soutenir leurs enfants, leurs familles et emménager dans un logement temporaire. À terme, ces femmes devraient pouvoir trouver un emploi qui leur permettra d’acquérir une indépendance financière. Les meubles seront construits à partir du recyclage du bois dispersé par l’explosion, et de kits modulaires simples, conçus par l’ONG et testés dans les laboratoires techniques de l’Université américaine de Beyrouth.

Beirut Awiyé(e) a déjà reçu le soutien de l’Université américaine de Beyrouth, de l’Université Saint-Joseph et de la chaîne de télévision MTV. Agir, n’est-ce pas guérir un peu ?

Une fois n’est pas coutume, ce fatidique 4 août, Anastasia el-Rouss avait décidé de prendre une pause et d’aller à la plage avec son bébé. À 18h07, elle se trouve donc à l’autre bout de la ville, à une dizaine de kilomètres de sa vieille maison de Gemmayzé qui héberge aussi son atelier d’architecte. Elle ne tarde pas à apprendre que la demeure est entièrement détruite,...

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