Les Etats-Unis viennent d'imposer des sanctions contre deux dirigeants libanais. Ce qui pose la question de leur stratégie dans la région. Veulent-ils cerner l'Iran et son allié libanais, le Hezbollah ou, au contraire, ont-ils une politique plus élaborée pour la région, qui viserait à construire un nouvel ordre régional ?

Washington promet une nouvelle vague de sanctions contre des responsables libanais. Quelles répercussions américaines sur l'avenir du pays ?
Washington promet une nouvelle vague de sanctions contre des responsables libanais. Quelles répercussions américaines sur l'avenir du pays ? Mandel Ngan/AFP

Les États-Unis viennent de sanctionner deux responsables politiques libanais, Ali Hassan Khalil et Youssef Fenianos, sous l’accusation de corruption et de soutien au Hezbollah qu’ils considèrent comme une organisation terroriste. Washington promettant également une nouvelle vague de sanctions contre d’autres responsables dans les semaines qui viennent.

Chacun se demande en conséquence quelles seront les répercussions de ces sanctions sur la formation du gouvernement ainsi que l’initiative du président français Emmanuel Macron au Liban, mais également sur d’autres dossiers comme le tracé des frontières en cours avec Israël ; et, plus généralement, sur l’avenir du pays. Pour pouvoir saisir ces enjeux, il est cependant indispensable de les lire d’abord sous l’angle régional, qui pèse de tout son poids sur le pays, afin de mieux cerner les implications des sanctions américaines.

Le Liban : au centre d'un nouveau partage

De fait, le Liban est au cœur d’un écheveau de conflits idéologiques régionaux qui se superposent. Le premier conflit, sunnite-chiite, oppose ainsi l’Iran et ses alliés à une constellation de forces soutenues notamment par les monarchies du Golfe, avec pour terrain d’affrontement la Syrie, l’Irak, le Yémen, Bahreïn ou le Liban. Le deuxième conflit, intérieur au sunnisme, oppose principalement la Turquie (proche, avec l’AKP d’Erdogan, de l’idéologie des Frères Musulmans) à une coalition de forces arabes sunnites regroupant les adversaires des Frères Musulmans, notamment l’Arabie Saoudite wahhabite, les Émirats Arabes Unis ainsi que l’Égypte, sur des théâtres comme la Libye ou la Syrie, sans compter le Liban où la communauté sunnite se divise entre partisans des monarchies du Golfe et ceux (notamment au Liban-Nord et à Tripoli) prônant le rapprochement avec Ankara.

Un nouveau partage prend ainsi forme, où le Liban, au cœur du Proche-Orient, joue un rôle fondamental. De l’écheveau de guerres qui déchirent la région depuis près de quinze ans émergent en effet aujourd’hui trois puissances non-arabes, l’Iran, la Turquie et Israël, qui s’affrontent sur divers théâtres d’opérations à travers la région arabe en s’appuyant pour cela sur différents alliés locaux et internationaux.

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Le point de rencontre de ces trois puissances est ainsi constitué par le Liban, la Syrie et l’Irak, qui forment aujourd’hui une vaste zone tampon « centrale » où s’affrontent ces puissances « périphériques ».

Si le Liban, la Syrie et l’Irak ont ainsi vécu l’affaiblissement voire l’effondrement de leurs États, auxquels se sont substituées une série d’allégeances communautaires ou tribales, il est cependant clair que si l’une des puissances « périphériques » (Iran, Turquie, Israël et leurs alliés) tentait de prendre le dessus aux dépens de ses rivaux dans la région « centrale », les autres acteurs « périphériques » réagiraient immédiatement, provoquant une vaste guerre régionale dont les bombardements aériens israéliens continuels sur les troupes iraniennes en Syrie, depuis 2017, fournissent un bref aperçu.

Si la carte du Moyen-Orient a été ainsi redessinée sur cette base, l’irruption de la Russie, acteur externe à la région, prend en outre une explication nouvelle, car ce pays, qui entretient des relations tant avec l’Iran que la Turquie ou Israël, tout en étant capable de se défendre militairement, a pu ainsi (avec l’agrément implicite des États-Unis) « neutraliser » l’espace syrien, du moins celui couvert par le régime de Bachar el-Assad, en l’empêchant de tomber sous l’influence exclusive de l’un de ses voisins, créant ainsi l’équilibre entre ces acteurs sur le terrain syrien.

Gisements de gaz

À ce premier ensemble de conflits moyen-orientaux se superpose un deuxième enjeu en Méditerranée Orientale, où les pays riverains (Égypte, Israël, Grèce, Turquie, Libye, Chypre, Syrie, Liban) se disputent d’importants gisements de pétrole et de gaz, ainsi que le tracé des gazoducs par lequel ces gisements approvisionneraient les grands pays européens tous proches, et qui lorgnent sur le gaz méditerranéen. Ce conflit en Méditerranée recoupe de plus l’affrontement au Moyen-Orient, dans la mesure où la Turquie et Israël sont, eux, directement riverains de la Méditerranée, tandis que l’Iran tente, lui, de s’y tailler une part via le Hezbollah libanais et ses alliés ; et que la Russie, présente sur la côte syrienne, tente, elle, d’en faire de même.

Les enjeux sont donc colossaux, et ce d’autant qu’en Méditerranée, comme au Moyen-Orient, toute tentative d’un des acteurs de faire basculer par la force le partage des ressources en sa faveur (en particulier la Turquie, qui est mécontente de la répartition actuelle) risquerait d’entraîner une guerre générale.

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Ainsi, l’avenir du Liban et de la Syrie, qui sont à l’exacte charnière de ces deux zones de conflit moyen-orientale et méditerranéenne, est, lui, plus que jamais en jeu. Une question d’autant plus cruciale que les longues guerres civiles qui ont ensanglanté l’Irak et la Syrie (et indirectement le Liban) depuis quinze ans ont consacré, sur le terrain, la division de ces pays en entités géographiques distinctes, voire rivales, accompagnée d’un déplacement massif et d’expulsions de populations, avec un tri démographique et confessionnel qui apparaît aujourd’hui de plus en plus irréversible.

L’Irak, la Syrie et le Liban, en ruines sur les trois plans politique, économique et social, sont donc tous les trois suspendus à l’issue de cette partie de bras de fer régionale.

Équilibre de la terreur

La grande question qui se pose alors (et qui prend son sens à la lumière des dernières sanctions américaines) est de savoir ce que veulent exactement les États-Unis : ont-ils réellement une stratégie pour le Moyen-Orient?

Si oui, cette dernière consiste-t-elle à « construire » une paix régionale, à travers des mesures successives visant à amener l’ensemble des intervenants au compromis, ou se contenterait-elle de maintenir une forme « d’équilibre de la terreur », dont les populations locales paieraient le prix, et auquel cas Washington pourrait s’accommoder de la présence d’acteurs comme le Hezbollah, qu’il conviendrait simplement d’affaiblir, en frappant notamment ses bases économiques et logistiques, ou ses alliés politiques au Liban et ailleurs?

L’objectif de Washington se limite-t-il donc, comme on l’entend souvent, à « protéger Israël et à cerner l’Iran et ses alliés », ou l’Amérique a-t-elle une stratégie plus élaborée pour la région ? Un critère fondamental pour déterminer quelle stratégie l’emporterait étant de savoir si les États-Unis veulent renverser le régime islamique iranien, ou bien s’entendre avec lui.

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C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la décision américaine de soumettre les responsables libanais à un train de sanctions. Si en effet la stratégie américaine correspond aujourd’hui à celle de « l’équilibre de la terreur », l’on peut s’attendre à ce que les États-Unis laissent le Liban s’enfoncer dans la crise pour mieux cerner le Hezbollah, et ne fassent rien pour soutenir l’intervention française dans ce pays.

Et, au-delà, que Washington adopte une stratégie jusqu’au-boutiste (comme certains l’y poussent) visant à imposer un changement de régime à Téhéran, en œuvrant pour étrangler l’Iran sur le plan tant intérieur qu’extérieur, entraînant encore plus le Liban, qui accueille le Hezbollah, dans l’abîme. Les sanctions contre les responsables libanais afficheraient, en ce sens, une volonté de « déconstruire » le système libanais pour le remplacer par… l’inconnu. Tandis que la loi César, qui vise à boycotter le régime syrien, servirait, elle, à « créer le chaos » au plan économique en Syrie de manière à rendre le terrain impraticable pour tous les adversaires de Washington.

Inventer de nouvelles relations

Si cependant la stratégie américaine consiste, a contrario, à « construire » une paix régionale, elle impliquerait alors de mettre en place les conditions d’une entente entre les puissances rivales au Moyen-Orient (l’Iran, la Turquie, et Israël qui s’est rapproché de nombreux pays du Golfe, lesquels font désormais front commun face à Téhéran et Ankara), ainsi qu’entre les puissances rivales sur le théâtre méditerranéen.

Les deux enjeux sont, de fait, liés, puisque tant la Turquie qu’Israël, l’Iran ou la Russie sont présents sur ces deux fronts, tandis que les autres pays (Grèce, Europe, Égypte, pays du Golfe) sont tous liés à l’un de ces acteurs, et seraient directement affectés par un basculement décisif de l’équilibre au Moyen-Orient ou en Méditerranée.

Au cœur de tous ces enjeux se trouvent, une fois de plus, le Liban et la Syrie, condamnés par la géographie à constituer « la » zone tampon à l’intersection de la Méditerranée et du Moyen-Orient. La lecture de la carte montre ainsi que toute stratégie d’apaisement régional entre Israël, la Turquie et l’Iran imposerait de stabiliser la zone tampon libano-syrienne (ainsi que l’Irak), en trouvant une formule de compromis entre les puissances « périphériques » ; le régime iranien réclamant en particulier des garanties sur sa pérennité et la protection de son territoire (l’Irak, la Syrie et le Liban, de champ d’opérations, se transformeraient alors en un glacis défensif). Tandis que l’apaisement en Syrie et au Liban, s’il permettait de tracer les frontières maritimes de ces deux États avec tous leurs voisins, précipiterait le règlement du contentieux méditerranéen (à condition que tous les acteurs soient d’accord, notamment la Turquie qui détient une influence notable en Syrie et au Liban-Nord).

Cette stabilisation signifierait deux choses. D’une part, elle ne constituerait, en pratique, rien d’autre qu’une neutralisation, en particulier du Liban. Ce qui donne tout son sens à ce statut de « neutralité » du Liban, dont l’évocation provoque aujourd’hui une levée de boucliers, mais qui deviendrait cependant acceptable dans la mesure où il ferait l’intérêt de tous les intervenants, et en particulier de l’Iran. D’autre part, pour garantir l’équilibre entre tous les intervenants régionaux, et vu l’état de déliquescence politique, administrative, économique et sociale de la Syrie et du Liban, cette stabilisation ne pourrait se produire que par la mise en place d’une protection internationale, en particulier pour le pays du Cèdre. Et ce d’autant que tant le Liban, et, avec lui, la Syrie, transformés par les guerres successives en un conglomérat de minorités rivales, dont aucune ne détient à elle seule de majorité démographique décisive, sont devenus aujourd’hui quasiment ingouvernables (le régime de Damas étant aujourd’hui, de fait, sous forte influence russe), et sont dans une situation similaire à celle de la Bosnie-Herzégovine, pays situé à la charnière de l’Europe occidentale et orientale, profondément divisé, et qui vit sous une forme de « mandat » international.

Règlement international ?

C’est là que l’initiative française au Liban prend également son sens, dans la mesure où la France, alliée des USA, puissance méditerranéenne, qui est intervenue militairement au Moyen-Orient contre Daech, et qui détient une forte influence au Liban, tout en maintenant le contact tant avec la Russie que l’Iran, possède suffisamment de cartes dans son jeu pour tenter de jouer le rôle d’intermédiaire entre les différents intervenants. À condition que la coopération entre Paris et Washington soit maintenue ce que le secrétaire d’État américain Pompeo s’est employé à confirmer récemment.

La stratégie de sanctions américaines contre des responsables libanais prendrait, dans ce cas de figure, un sens très précis : il ne s’agirait plus ici (ou pas seulement) d’intervenir dans la formation du gouvernement libanais, ni même dans le tracé des frontières entre le Liban et Israël.

Il serait question ici, une fois de plus, rien moins que de la « déconstruction » du système libanais, en retirant une à une les « pierres » politiques qui le composent, pour le remplacer, non plus par l’inconnu, mais par une construction nouvelle, encore en gestation, et qui serait sous étroite surveillance internationale. La loi César servirait également, dans ce sens, de moyen de pression sur Damas - et surtout Moscou, qui tient le haut du pavé en Syrie - pour que la crise syrienne se termine, elle aussi, par un règlement international.

En définitive, quel que soit le scénario, les sanctions américaines auraient le même résultat : celui de déconstruire encore plus rapidement le système libanais. Mais il est quand même un point notable : le fait de mettre en place des sanctions progressives constitue, dans le principe, une alternative à celui d’engager la bataille, et signifie, en général, une volonté de négocier. Washington s’entendra-t-il, au final, avec l’Iran et ses alliés ? La question reste ouverte.


Fouad Khoury Helou est économiste, auteur de « Mondialisation : la mort d’une utopie », paru en 2017 aux éditions Calmann-Lévy.