Un mois après l’explosion du port, aucune information n’est donnée sur l’avancement de l’enquête. À défaut, la ville bruisse de mille rumeurs et questions. La cargaison était-elle destinée à Beyrouth ? L’explosion était-elle accidentelle? Qui est responsable ? Une certitude : tous les voyants étaient au rouge et tout le monde savait. Retour sur une négligence criminelle.


Crédit : AFP

Septembre 2013. Le MV Rhosus quitte le port de Batoumi, en Géorgie, pour ce qui sera sa dernière traversée. C’est ce qu’il est convenu d’appeler un « navire-poubelle » : un bateau qui, comme 10 à 15 % de la flotte mondiale, ne respecte pas les règles internationales en matière de sécurité et transporte la plupart du temps des cargaisons à faible valeur ajoutée.

Construit en 1986, le cargo est connu comme le loup blanc des autorités portuaires de la région, entre la mer Noire et la Méditerranée, sa zone de prédilection. Chaque fois qu’il s’annonce, un drapeau rouge s’affiche avec insistance sur les écrans des contrôleurs.

Entre 2008 et 2013, pas moins de 31 contrôles ont été effectués à son bord. Le navire est détenu à huit reprises par les autorités du port en Algérie, Bulgarie, Roumanie, Turquie et Ukraine, et même au Liban, en juin 2013, à Saïda, où les autorités exigent des réparations pour 17 défaillances avant de l’autoriser à reprendre la mer.

Lire aussi : Transport et stockage de matières dangereuses : que dit la réglementation internationale?

Il n’y a pas que son âge qui soit en cause. Les changements réguliers de pavillons sont une autre raison de l’inquiétude. Le bateau se pare successivement des couleurs des pavillons de Panama, de Géorgie, puis de Moldavie, les deux derniers pavillons étant sur les listes grises et noires. «Typiquement, c’est le genre de navire-poubelle auquel on s’adresse quand le seul déterminant est le coût du transport», fait valoir un expert maritime.


Un propriétaire très louche

Autre signal d’alerte : l’opacité entourant son propriétaire. Le navire a été identifié au départ comme appartenant au russe Igor Grechushkin, qui dirige une société basée à Chypre, Teto Shipping.

Mais une enquête menée par un consortium de journalistes internationaux dans le cadre de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) révèle que le Russe n’est en fait que l’armateur, affrétant le navire pour des coups ponctuels.

Le propriétaire, lui, est l’homme d’affaires chypriote, Charalambos Manoli qui cache son identité sous un savant montage de sociétés écrans, ce qui lui vaut de figurer dans le scandale des Panama Papers parmi le gratin de la finance offshore et du blanchiment d’argent.

Lire aussi : Les Libanais assument seuls le coût des réparations

Ex-inspecteur maritime, l’homme s’est constitué une petite armada de sociétés de navigation aux pratiques très douteuses, dont certaines ont d’ailleurs aidé le Rhosus à obtenir des certificats de navigabilité.

L’OCCRP révèle aussi que Charalambos Manoli a bénéficié en 2011 d’un crédit de la FBME Bank, filiale chypriote de la banque libanaise Federal Bank of Lebanon, appartenant à Ayoub-Farid Saab et Fadi Saab.

En 2014, FBME avait été accusée par le Trésor américain de blanchiment d’argent et de financement d’organisation terroriste, dont le Hezbollah, et d’avoir facilité l’achat d’armes chimiques pour le gouvernement syrien.

Nitrate d’ammonium

C’est en tout cas des produits chimiques que transporte le Rhosus : 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium, une matière qui peut autant servir à fabriquer des engrais que des explosifs, sortie d’une usine géorgienne. Rustavi Azot, qui produit environ 500.000 tonnes par an de cet engrais azoté, figure aujourd’hui parmi les principaux acteurs de la filière du Caucase. Mais elle revient de loin : en 2013, criblée de dettes, elle avait été obligée de vendre une partie de son stock aux enchères.

C’est vraisemblablement par ce biais que la société de trading russe, Savaro Limited, acquiert le nitrate, via sa filiale géorgienne.

Lire aussi : Que faire des tonnes de débris de verres collectés à Beyrouth?

La marchandise est promise à la société mozambicaine, Fabrica de Explosivos, spécialisée dans les explosifs civils, vendus aux compagnies minières d’Afrique australe. C’est du moins la façade. Selon l’OCCRP, la société est aussi soupçonnée de trafic d’armes illégal et de fourniture d’explosifs à des organisations terroristes.

Pourtant, elle a pignon sur rue et obtient de la Banque internationale du Mozambique une lettre de crédit de 700 000 dollars, lui permettant de payer la marchandise à la réception. Mais la marchandise ne lui sera jamais livrée.

Après avoir quitté la Géorgie, le Rhosus s’arrête d’abord au port de Tuzla, près d’Istanbul, où le capitaine Boris Prokoshev monte à bord. Il fait ensuite escale au Pirée, en Grèce, pour faire le plein. C’est là que les premiers problèmes surgissent. Selon le capitaine, l’armateur sans le sou ne peut payer ses fournisseurs, qui le bloquent au Pirée. Il n’a pas non plus les moyens de payer le passage du canal de Suez. Il lui faut trouver du cash en urgence. 

Boris Prokoshev affirme avoir reçu alors l’ordre de dérouter le navire pour « prendre une seconde cargaison », alors que sa capacité maximale, de 1 900 tonnes, était déjà largement dépassée.

Mais à Beyrouth, la société libanaise Cogic Consultants, qui représente une entreprise internationale spécialisée dans l’imagerie sismique, cherche à louer les services d’un navire pour rejoindre Aqaba, en Jordanie. Son propriétaire, Georges Kamar, est un ancien conseiller ministériel qui n’a pas souhaité répondre à nos questions.

L’entreprise veut renvoyer un matériel dont elle s’est servie lors de campagnes de recherche de pétrole et de gaz onshore, menées pour le compte du ministère de l’Énergie, alors dirigé par Gebran Bassil. Ces engins appartiennent en effet à l’entreprise jordanienne Geophysical Services Center (GSC), associée elle aussi au contrat du ministère.

Accusé par la journaliste Dima Sadek d’avoir « fait venir le bateau à Beyrouth », Gebran Bassil s’est défendu, par l’entreprise de son avocat, d’être intervenu dans le choix du navire.

Escale à Beyrouth

Le 20 novembre, le Rhosus s’arrête donc au port de Beyrouth pour charger sa seconde cargaison. Au cours de la manœuvre, les équipements endommagent les soutes, révèle Boris Moussintchak, l’ancien maître d’équipage à Reuters. L’équipage met fin à l’opération, refusant de prendre des risques supplémentaires.

Les autorités portuaires, elles, décident d’immobiliser le navire, d’une part parce que les frais liés à son séjour au port n’ont pas été réglés et d’autre part parce qu’il n’était pas en état de naviguer. Outre la soute, les contrôleurs exigent la réparation de plusieurs défaillances techniques.

Lire aussi : Locataire ou propriétaire, à qui incombe la réparation des dommages?

En décembre 2013, deux fournisseurs de fuel maritime – Bunkernet et Dan Bunkering – demandent la saisie conservatoire du Rhosus, à travers le cabinet d’avocats libanais Baroudi & Associates, pour environ 300 000 dollars d’impayés. Mais le cabinet n’arrive pas à mettre la main sur l’armateur et ses créanciers abandonnent l’affaire.

Entre-temps, le cabinet alerte à plusieurs reprises les autorités libanaises, notamment le directeur général du ministère du Transport, Abdel Hafez el-Kaïssi, sur la dangerosité de la cargaison à bord, en citant l’exemple de la catastrophe de 1947 dans le port américain de Texas City, lorsque l’incendie d’une cargaison de nitrate d’ammonium sur le navire Grandcamp avait causé 581 morts et environ 5 000 blessés.

Des alertes à répétition

Le 21 février 2014, un officier des douanes, le colonel Joseph Skaff, décédé dans des circonstances jamais élucidées en 2017, avertit lui aussi ses supérieurs que la cargaison du Rhosus « est extrêmement dangereuse et met en péril la sécurité publique ».

Le 2 avril 2014, le service d’inspection des navires, relevant de la direction générale du transport, monte à bord du navire pour vérifier si les défaillances relevées précédemment avaient été adressées. Les contrôleurs constatent alors que, non seulement aucune réparation n’avait été faite, mais que la situation s’était dégradée. Le navire risquait désormais de couler dans l’enceinte du port.

Le ministère adresse alors une requête au tribunal des référés pour demander l’autorisation de mettre le bateau en cale sèche et décharger la marchandise. Dans cette demande, le ministère public se contente d’évoquer la présence de «marchandise dangereuse pouvant provoquer une réaction chimique et une pollution environnementale» avec le risque que le bateau coule «après avoir été abandonné par ses propriétaires».

Le 27 juin 2014, le juge des référés, Jad Maalouf, autorise alors le ministère à mettre le navire en cale sèche – ce qui ne sera jamais fait – «après avoir transféré et stocké la cargaison dans un lieu jugé convenable, sous sa protection (du ministère des Transports et des Travaux publics, NDLR), en prenant les mesures nécessaires aux vues de la dangerosité des matières présentes à bord», lit-on dans la décision.

Stocké au port

Le nitrate d’ammonium est alors stocké au hangar n° 12 à proximité du quai n° 3. La fiche d’entrée de la marchandise note son «mauvais état» : sur les 2 750 sacs, seuls 800 sont encore correctement empaquetés. Le reste a visiblement été abîmé durant la traversée ou pendant le déchargement.

En 2015, le propriétaire de la cargaison, la société Savaro se manifeste et s’adresse à travers son avocat, Joseph el-Qarah, au tribunal des référés. «Dans sa requête, Savaro Limited explique qu’il veut connaître la condition de son stock entreposé au port de Beyrouth et savoir s’il est encore commercialisable. Il précise d’ailleurs payer à ce moment-là les frais d’entreposage», raconte le juge des référés Nadim Zouein.

Lire aussi : À Achrafié, particuliers et entreprises à la recherche d’un nouveau toit

L’experte Mireille Moukarzel est alors mandatée et constate encore une fois l’«état lamentable» de la marchandise, en affirmant ne pas être en mesure de comptabiliser les sacs tant ils sont empilés les uns sur les autres.

Elle mentionne aussi que des billes de nitrate s’échappent de certains sacs. «Mais nulle part dans ce rapport il n’est mentionné la dangerosité du produit ou des conditions d’entreposage. Il n’y avait aucun moyen d’être alerté», affirme le juge.

Le très mauvais état de la marchandise convainc en tout cas son propriétaire de l’inutilité d’un recourt supplémentaire. «Savaro n’entamera plus d’actions en justice par mon intermédiaire», assure l’avocat Joseph al-Qarah.

Les douanes entrent en jeu

Alors que le juge des référés avait chargé le ministère du Transport de stocker la marchandise sous sa responsabilité, c’est finalement la direction des douanes qui s’en saisit, en se basant sur un règlement interne. En pareil cas, les douanes organisent en général une vente aux enchères.

Mais le directeur des douanes, Badri Daher, penche plutôt pour la réexporter ou la vendre à une société libanaise d’explosifs, la Lebanese Explosive Company ou Majid Chammas & Co.

Le nom de cette entreprise aurait été suggéré par l’armée, qui fait analyser le produit et confirme qu’il s’agit de nitrate dans sa forme pure – concentré à 34,7 % d’azote – utilisable pour fabriquer des explosifs, mais n’en veut pas.

Alors qu’il aurait pu théoriquement en disposer, Badri Daher s’obstine à demander une autorisation de vente au tribunal des référés, dont ce n’est nullement la compétence. Le juge en poste à l’époque le lui a d’ailleurs fait savoir à de multiples reprises et transféré sa requête au service concerné du ministère de la Justice, qui n’a pas fait de suivi.

«Cet entêtement à écrire à la “mauvaise  personne” est questionnable. On peut se demander si les douanes ne cherchaient pas à se couvrir d’un point de vue légal», fait valoir un avocat, proche du dossier. Quoi qu’il en soit, les douanes abandonnent toute démarche à partir de 2018.

La direction du port, elle, ne semble pas se préoccuper des conditions de stockage de ces produits dangereux, alors que les recommandations internationales préconisent au minimum la ségrégation de ces matières, et le respect des normes incendies.

Le Liban n’a certes pas de réglementation spécifique concernant le nitrate d’ammonium, mais la manipulation et le stockage de produits chimiques et de matériaux dangereux sont réglementés a minima par le décret sur la santé et la sécurité au travail, qui impose des mesures standard comme la ventilation, les passages, les spécifications du bâtiment de stockage, les panneaux d’avertissement et la formation des salariés.

Des conditions de stockage lamentables

Or, non seulement le hangar n° 12 n’était pas correctement équipé, mais le nitrate d’ammonium était stocké avec d’autres produits, dont certains hautement inflammables. C’est ce que révélera un rapport de la Sécurité de l’État, réalisé en janvier 2020, qui évoque une « matière liquide du genre nitroglycérine hautement inflammable » entreposée aux côtés «des matières dangereuses utilisées pour la fabrication d’explosifs».

Le rapport, on ne peut plus explicite, met en garde contre le risque d’un incendie «dont les conséquences seraient une explosion majeure qui détruirait presque entièrement le port». Le rapport identifie aussi un autre risque : celui que la marchandise soit volée pour fabriquer des explosifs, en raison d’une brèche sur la façade sud du bâtiment et d’une porte défaillante.

C’est le seul point que semble avoir retenu le procureur de la République, Ghassan Oueidate, qui s’est contenté de demander aux autorités du port d’effectuer les réparations nécessaires pour sécuriser le hangar.

Le magistrat – qui sera normalement chargé des poursuites après l’enquête – ne dit rien sur les conditions de stockage, les normes incendie, ni sur la nécessité de déplacer, voire de détruire la marchandise, comme il le fera quelques jours après l’explosion du 4 août pour des matières dangereuses entreposées à la centrale de Zouk.

Les travaux exigés, en tout cas, ne sont pas entrepris. Le 20 juillet, la Sécurité de l’État adresse alors son rapport, accompagné d’un courrier, au président de la République, Michel Aoun, et celui du Conseil des ministres, Hassane Diab, alertant une nouvelle fois sur les risques d’explosion et de vol.

Ces derniers ne s’alarment pas pour autant et transfèrent le dossier au Conseil supérieur de la défense, qui à son tour adresse une lettre au ministre des Travaux publics, Michel Najjar, qui lui parviendra le 3 août 2020. Lui non plus ne prend pas la mesure du danger, et donne simplement l’ordre d’exécuter la décision de Ghassan Oueidate.

Le 4 août, des ouvriers sont donc envoyés pour réaliser les travaux, sans que l’on sache s’ils étaient formés ou même alertés des risques d’incendie.

Des pompiers sacrifiés

Lorsque celui-ci se déclare à 17h50, pour des raisons encore inconnues, les autorités portuaires qui étaient parfaitement conscientes des risques ne jugent pas bon d’évacuer la zone, et dépêchent des pompiers sur les lieux.

Ces derniers n’ont même pas pu ouvrir la porte du hangar, scellée le matin même, avant d’être pulvérisés par une première explosion à 18h08, suivie d’une seconde déflagration, d’une violence inouïe, trente secondes plus tard.

Combien de tonnes de nitrate ont effectivement explosé ? Les experts s’accordent à dire que ce ne sont pas les 2 750 tonnes, « mais seulement quelques centaines », précise un chimiste.

Une hypothèse qui pourrait laisser croire que le stock était exploité par certaines parties – comme le Hezbollah ou éventuellement des mouvements islamistes – mais pourrait aussi s’expliquer par l’ancienneté du stock. «Il est probable qu’une partie se soit décomposée avec le temps et la chaleur», affirme un chimiste.

Ou par la façon dont l’explosion s’est matérialisée. «La chaleur créée par le premier incendie enflamme la partie supérieure du nitrate d’ammonium. Avec une telle quantité, il lui est impossible de brûler complètement. Les gaz retenus font monter la chaleur ainsi que la pression… jusqu’à ce que l’ammonium déflagre», ajoute un spécialiste militaire.

Une question, parmi tant d’autres, à laquelle doit répondre l’enquête du juge Fadi Sawan. Celui-ci a émis à ce jour 25 mandats d’arrêt. Parmi les plus hauts placés, le directeur des douanes le général Badri Daher ; le PDG du conseil d’administration du port Hassan Koraytem et Abdel Hafez el-Kaïssi, le directeur général du ministère des Transports.

À ce stade, le juge ne semble pas vouloir monter plus haut dans la chaîne des responsabilités. Le risque est que «la responsabilité se limite à ceux qui ont ordonné et effectué les travaux, qui seraient alors accusés d’homicide involontaire, passible de seulement trois ans de prison», craint un juriste.

Aux plus hauts sommets de l’État, ceux qui connaissaient parfaitement les risques et qui ont failli à leur responsabilité pourraient alors dormir tranquilles.