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Les pièges du mi-chemin

Terre de compromis – mais seulement quand il est bien luné –, le Liban est-il donc condamné à être l’éternelle victime de ces accommodements de circonstance, arrangements provisoires et autres demi-mesures qui ne font en réalité qu’aggraver ses problèmes ? Que d’aberrations sont commises au nom de cette quête obsessionnelle du consensus, laquelle en vient à engendrer un suicidaire déni des échéances les plus pressantes. En témoignent ces quatre dossiers du moment.

L’état d’urgence. Ah, le bien-nommé, même si c’est à un train d’escargot qu’il est appliqué, et fort mal de surcroît, à force de compromis ! Décrétée quelques jours avant sa démission par le gouvernement de Hassane Diab, cette mesure confère à l’armée, suite à quelque catastrophe, la gestion – tous services de police, de gendarmerie ou de renseignements inclus – des zones sinistrées : prérogatives qui vont jusqu’à proclamer le couvre-feu et procéder à des perquisitions et arrestations hors de tout mandat judiciaire. Or, ce singulier honneur, l’armée s’en serait bien passée : de la dernière instance étatique encore debout et unanimement respectée, il fait le réceptacle, sinon la cible, des plaintes d’une population laissée à l’abandon par ses dirigeants politiques. Dans un pays où les divers organismes sécuritaires relèvent chacun d’une communauté précise, où la garde prétorienne du président de l’Assemblée peut impunément faire un carton sur les manifestants, ce cadeau empoisonné offert à l’institution militaire la rend responsable des intolérables abus commis, çà ou là, contre une contestation populaire galvanisée par le monstrueux séisme du port de Beyrouth. Merci, donc, pour leur courage et leur éthique, à ces blouses blanches qui, images à l’appui, ont dévoilé à l’opinion les ravages causés par les balles, réelles ou de caoutchouc, et les chevrotines réservées au gros gibier…

Et puis, pour clore cet angoissant chapitre, il n’y a pas que la sécurité physique ! En tout lendemain de catastrophe, ce sont des secours immédiats, de la sollicitude officielle, des tentes et de la nourriture pour les sans-abri qu’attend toute population sinistrée. C’est des gardiens de l’ordre, eux aussi, qu’elle les attend, prestation laissée à ces héroïques bénévoles qui, en suppléant sur-le-champ à un État failli, nous ont rendu notre fierté de Libanais.

L’enquête. Que d’interrogations sur le tapis, entre théories du complot et chronique ordinaire de la négligence criminelle ! La moindre de celles-ci, inexplicablement black-outée, n’est pas celle de savoir qui, personne physique ou morale, est le pendable propriétaire de ces tonnes d’ammonitrate, mégabombe à retardement, stockées dans le port de la capitale. Se refusant à toute enquête internationale, pourtant réclamée avec insistance par l’opinion publique, on s’en est remis à la Cour de justice, juridiction qui peut se vanter d’une belle collection d’affaires classées. Bien mal emmanchée aura été, ensuite, une investigation made in Lebanon, avec ce laborieux compromis (encore lui !) intervenu entre le ministère de tutelle et le Conseil supérieur de la magistrature pour la désignation du juge d’instruction. Il reste que l’enquête n’échappe pas à une bonne dose d’internationalisation, grâce au concours d’enquêteurs français et américains, auquel un pouvoir aux abois n’était guère de taille à s’opposer.

Le gouvernement. Comme dans un mauvais rêve, et en dépit des exigences populaires comme de l’énormité du scandale du 4 août, voilà qu’on revient aux jeux éculés de la politique politicienne, que l’on œuvre à reprendre les mêmes et à tout recommencer. Qui a volé un œuf volera un bœuf, quand bien même la bête décharnée serait déjà à terre. Pas plus que la morale, aucune logique humaine ne saurait admettre, dès lors, que l’on puisse encore espérer des forces politiques antagonistes, mais répondant aux mêmes accusations de corruption, qu’elles s’attaquent à ce fléau une fois rassemblées (au prix, une fois encore, d’ententes forcées) au sein d’un gouvernement dit d’unité nationale. Que l’on cesse enfin de nous rebattre les oreilles avec cette utopie car les salvatrices réformes représentent le seul terrain où la grisaille des compromis entre parrains mafieux doit impérativement être bannie. C’est là affaire de vie ou de mort pour le pays, qui regorge de compétences absolument dignes de confiance et aptes à remettre de l’ordre dans la maison. Le lamentable échec de l’expérience Diab ne peut que stimuler les aspirations populaires à un cabinet de technocrates réellement indépendants et dégagés de toute obédience aux tireurs de ficelles ; mieux encore, une telle formule permettrait de contourner au mieux l’interdit américain frappant toute présence du Hezbollah dans le prochain gouvernement. C’est précisément pour cette raison qu’elle était catégoriquement exclue hier par Hassan Nasrallah qui a repris, pour l’occasion, son classique chantage à la guerre civile en accusant ses rivaux d’y œuvrer eux-mêmes…

Le jeu des puissances. On en vient ainsi au singulier chassé-croisé diplomatique dont Beyrouth est en ce moment le théâtre et qui porte à espérer le meilleur, comme à redouter le pire. Les visites concomitantes de David Hale et de Mohammad Javad Zarif montrent à quel point le Liban est l’une des arènes où se joue l’épreuve de force irano-américaine. Cette vulnérabilité de notre pays aux vents du large n’est certes pas chose nouvelle; mais elle revêt une acuité exceptionnelle à l’heure où il traverse la crise politique, économique, financière et sociale la plus alarmante de son histoire. Inquiétante est certes la perspective d’un bras de fer où le Liban tout entier, en sus de ses malheurs, souffrirait des sanctions et pressions US visant les amis locaux de Téhéran. Non moins alarmante toutefois serait l’éventualité d’un compromis (encore et toujours lui !) susceptible d’altérer profondément l’identité et la vocation de la terre du Cèdre.

Face au cruel jeu des nations, le Liban a été en mesure, plus d’une fois, de conjurer le sort en usant de la seule arme de dissuasion en sa possession : le respect et l’attachement de la communauté internationale. Mais en ces temps de dévaluation galopante…


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Terre de compromis – mais seulement quand il est bien luné –, le Liban est-il donc condamné à être l’éternelle victime de ces accommodements de circonstance, arrangements provisoires et autres demi-mesures qui ne font en réalité qu’aggraver ses problèmes ? Que d’aberrations sont commises au nom de cette quête obsessionnelle du consensus, laquelle en vient à engendrer un...