Je pleure sur Beyrouth et songe au Gemmayzé de mon enfance. Le paisible quartier de l’époque, en surplomb du vieux port, était doté de plusieurs écoles, de nombreux artisans et de petites entreprises. À un rythme régulier, ses rues bourdonnaient d’élèves, d’ouvriers et de cadres venus de toute la ville. La classe moyenne s’y mêlait aisément à ses voisins bourgeois, et des intellectuels devisaient avec des ouvriers. Ils partageaient tous des valeurs civiques et de solidarité, et aspiraient à une vie meilleure grâce à la croissance rapide d’avant-guerre. Les jeunes rêvaient de réinventer le monde, ils furent nombreux à en devenir des citoyens engagés.

Comme d’autres, le quartier survécut péniblement aux années de guerre (1975-1990). Il perdit du potentiel avec l’exil économique forcé des jeunes. Il réussit néanmoins à rebondir. Ses bâtiments restaurés de la fin du XIXe siècle, ses belles églises anciennes et ses charmants petits jardins attiraient de nombreux visiteurs. Des grappes de touristes et de jeunes citadins s’y promenaient, avant de s’agglutiner dans les snack-shops et les pubs qui avaient remplacé les ateliers d’artisans. Un cycle historique semblable à celui des quartiers voisins, tous dévastés hélas par l’onde de choc inouïe de l’explosion criminelle sur le port.

Une froide colère m’étreint en pensant aux victimes fauchées, à notre histoire souillée et à l’avenir compromis. Un patrimoine irremplaçable a été détruit et aucun rebond spontané ne paraît possible cette fois-ci. Les destructions sont trop massives pour un peuple déjà assommé par une crise économique inégalée dans le monde, en temps de paix. Les particuliers sont privés d’emploi et leur épargne est gelée, sans motivation légale, pour éviter des faillites bancaires. Les propriétaires, non assurés, ne peuvent réparer les dommages. Des dizaines de milliers de Beyrouthins ont vu leurs immeubles éventrés par le souffle de l’explosion. D’autres centaines de milliers tentent de survivre dans des habitats fort endommagés et dangereux. Surgie avec le chômage et l’hyperinflation, la faim va s’aggraver. Des épidémies devraient se propager avec les mauvaises conditions sanitaires. Les hôpitaux, endommagés et submergés de victimes et de malades, ont besoin de financements rapides pour rester à flot. Ils n’importaient déjà presque plus d’équipements, voire certains médicaments, depuis la quasi-disparition des devises du marché et la chute spectaculaire du taux de change sur le marché parallèle.


Soutien international requis
Dégâts économiques et risques humanitaires s’étendent au-delà du Beyrouth dévasté. Des infrastructures essentielles – dont les seuls silos à grains du pays – ont été détruites sur le port, qui absorbait deux tiers des entrées de marchandises dans un pays important 80 % de ses besoins. Après les rationnements liés à la crise, des pénuries plus graves pointent à l’horizon. Pour un petit pays de moins de 6 millions d’habitants, et accueillant déjà plus de 1,5 million de réfugiés, le poids de la tragédie est insupportable.

En ces temps de grande épreuve, il faut embrasser l’impératif humanitaire à Beyrouth. Frappés par des catastrophes successives, trahis par les défaillances d’un État irresponsable – et ayant déjà à son passif une longue série d’échecs en matière de politiques et services publics ainsi que de corruption (notamment au port, siège d’une forte contrebande d’importations, vers la Syrie) –, les Libanais ont besoin du franc soutien de la communauté internationale. Il existe certes de grandes frustrations au sujet du Liban, dont la capture de l’État par des intérêts partisans et corrompus et le blocage de réformes longtemps attendues.
Néanmoins, le monde doit aider ce peuple à survivre à la catastrophe. C’est évident pour des raisons humanitaires mais aussi pour la paix et la stabilité, dans la mesure où l’effondrement social en cours pourrait favoriser la multiplication des troubles sécuritaires.

Les marques de soutien international ont réchauffé le cœur des Beyrouthins, notamment la visite du président français Emmanuel Macron et l’envoi d’experts et d’équipements pour fouiller les décombres. L’annonce de dons officiels, d’un total de 300 millions de dollars, témoigne de la sincère compassion ressentie. Face aux craintes de la société civile sur les risques de détournement de ces dons et la capacité des services publics libanais à les allouer en toute transparence, l’aide humanitaire va trouver ses propres accès directs à la population, au travers notamment d’ONG. Mais l’angoisse reste entière car rien n’est réglé au fond, et le coût du désastre dépasse de loin ce montant.

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Pour aller plus loin, il faudra des crédits de long terme, à un coût très inférieur à la prime de risque actuelle du Liban. Malgré ses malheurs, notre pays n’aurait pas accès aux crédits concessionnels réservés aux plus pauvres. Du fait de son défaut sur la dette due aux créanciers privés, le Liban ne pourrait emprunter qu’aux prêteurs officiels (souverains et multilatéraux, dont l’exposition était modeste). Depuis la conférence CEDRE d’avril 2018, où elles avaient promis 11 milliards de dollars de prêts au développement, de grandes nations bienveillantes ont pressé les dirigeants libanais d’adopter les mesures et réformes nécessaires. On sait qu’aucune de ces réformes attendues n’a encore été mise en œuvre. La discussion d’un programme d’ajustement avec le FMI a été entravée par des blocages politiques, malgré le besoin critique de cette bouée de sauvetage pour relancer l’économie.


Réagir maintenant pour préserver l'avenir
Or le désastre du port ne peut attendre que l’optimisation des politiques publiques libère des financements pour la reconstruction. Au contraire de l’aide humanitaire d’urgence, ces opérations ne peuvent, en raison de leur nature, contourner l’État. Il est donc souhaitable que les besoins urgents au port et dans les quartiers ravagés soient rapidement évalués par les agences de développement (AFD, Banque mondiale, BEI, BERD et d’autres). L’exécution de ces projets serait ensuite supervisée par les créanciers, avec les autorités locales, afin d’en assurer le bon achèvement. Il faudra, certes, s’assurer au préalable de la restauration d’une bonne gouvernance du port, de sa protection par l’armée libanaise et de l’absence effective de toute milice.

Cela ne réduit pour autant en rien la nécessité de réformer les politiques financières et la gouvernance publique, ni celle de résorber les déficits financiers. La catastrophe du port rend en effet encore plus urgentes des mesures macroéconomiques d’assainissement et de redressement. La dette publique frôlerait désormais 250 % d’un PIB effondré et dépasserait nettement la moitié des dépôts bancaires. Cette situation bloque tout alors que des illusionnistes voudraient gagner du temps dans d’inutiles chimères : la tragédie du port ne modifiera pas la conditionnalité des réformes associée à CEDRE. Il n’y aura pas de crédits internationaux charitables, à fonds perdus, pour replâtrer l’édifice croulant. Il faut réagir maintenant avant qu’il ne s’effondre, et engager des mesures d’ajustement et des réformes crédibles pour obtenir les financements de long terme promis en 2018. D’autant que les réformes indispensables ont des délais d’exécution et de transmission de leurs effets.

Le Liban a sans doute besoin de restaurer un fonctionnement plus démocratique et transparent, afin de pouvoir reconstruire une économie forte, inclusive et durable. En attendant, pour survivre, il nous faut conduire une guerre de mouvement sur plusieurs fronts économiques. Le gouvernement Diab avait mené une guerre de tranchées qui n’avait rien réglé. Seuls des professionnels intègres, indépendants du personnel politique et rompus à la gestion technique des grosses crises auraient une chance de régler les problèmes. Au contraire des dirigeants actuels du pays, qui brillent par leur silence assourdissant et n’ont toujours pas pris la mesure du gouffre qui nous engloutit.

* Jad Antoine Khallouf est économiste et financier, diplômé de l’École polytechnique et de l’École nationale d’administration (Paris).