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Nos Lecteurs ont la Parole

Les choses de la vie

Les scènes d’horreur tournent en boucle devant mes yeux : différents angles, différents points de vue, différentes vidéos enregistrées dans les magasins, dans les rues, avec les smartphones, les blessés, les victimes à qui on a essayé d’attribuer le nom de martyrs, les débris, les voitures écrasées, vitres brisées, les vies brisées, les destins bouleversés, les orphelins de fait et les parents éplorés.

J’essaie d’avaler mon repas. Les bouchées se bloquent dans ma gorge. Je fais un effort pour déglutir, la nausée enveloppe mon corps, le vertige mon être entier. Je suis comme hébétée, anesthésiée. J’essaie de prendre un livre, pour l’attitude plus qu’autre chose, je tombe sur ce passage que je lis machinalement :

« Sur la plage, une fillette. La fillette a des parents, ses parents ont une maison, la maison a une porte et deux fenêtres. En mer, un bâtiment de guerre joue à la chasse aux piétons sur la plage… »*

J’imagine Alexandra sur cette plage avec ses parents, son père que j’ai connu enfant lorsqu’on était voisins à Baabdate, puis c’est la catastrophe ultime, le tournant dévastateur qui nous plaque à la réalité amère, violente ; la petite fille sur la plage, la plage au loin, la petite fille dans son appartement, les vitres qui volent en éclats… La petite fille et son drapeau, ses parents, ses grands-parents, mes amis… Le malheur est universel, la violence est-elle le destin de l’homme ?

Et puis me revient le rire de Krystel le jour du mariage de mon frère. En rose et son bouquet de fleurs roses, son rire, et puis la déflagration, la secousse terrible, interminable, ses parents qui accourent, on la cherche dans les hôpitaux de la ville et on la retrouve, c’est le silence.

Le silence après les cris des blessés, les blessés de la famille et proches de la famille, des maisons et des établissements détruits… qu’il est presque impudique d’évoquer devant l’ampleur de la catastrophe. Le crissement du verre sous mes chaussures, l’odeur chimique dans les rues de la ville, les discussions interminables pour essayer de se donner du courage, les analyses inutiles de la situation, comprendre le pourquoi du comment, essayer de se projeter en avant dans un chemin sans issue, essayer d’apporter mon soutien aux amis qui ont eu moins de chance que moi, de contribuer au réajustement de la situation à mon échelle… Il faut beaucoup de patience, du souffle et de la patience.

Dans mon lit, je pense aux ensevelis du port, mon souffle s’accélère et c’est de nouveau le vertige, le tourbillon, je veux leur tendre la main, les sortir de cet amas compact fumant, mon bras suspendu j’attends, j’attends, je sers les dents… Ma main se referme sur du vide, mon cœur galope, je me lève, prends une gorgée d’eau, mais au moment de l’avaler, elle se bloque dans mon gosier, je bois… Mais en ai-je le droit tandis qu’ils doivent mourir de soif, eux, à deux pas de la mer salée, le visage barbouillé de sang séché, le corps recouvert d’un lourd linceul, respirent-ils, au moins, et jusqu’à quand ?

Je remets une vidéo sans son, dans les oreilles mes écouteurs jouent en boucle Les choses de la vie. Ce cauchemar prendra-t-il fin un jour ?

*« La trace du papillon », Mahmoud Darwich

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Les scènes d’horreur tournent en boucle devant mes yeux : différents angles, différents points de vue, différentes vidéos enregistrées dans les magasins, dans les rues, avec les smartphones, les blessés, les victimes à qui on a essayé d’attribuer le nom de martyrs, les débris, les voitures écrasées, vitres brisées, les vies brisées, les destins bouleversés, les orphelins...

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