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Société - Récit

Mayrig, une histoire entre mille de ruines et d’espoir

Aline Kamakian refuse la résignation. Près de 85 familles dépendent financièrement de son restaurant. Si l’intérieur est, pour l’heure, condamné, elle s’est juré de rouvrir la terrasse et la cuisine au plus vite.

Mayrig, une histoire entre mille de ruines et d’espoir

Aline Kamakian, sur les marches de son restaurant dévasté, à Gemmayzé, par la double explosion du 4 août. Photo João Sousa

Au 282 de la rue Pasteur, l’élégante demeure ottomane qui abrite le restaurant Mayrig, ambassade de la gastronomie arménienne à Beyrouth, n’est plus qu’un champ de ruines que dévisage tristement, en face, la carcasse du Wild Discovery. À côté, le Cyrano a rendu l’âme, et des portraits de Rawan Misto, l’une des employées du café, sont affichés sur ce qu’il reste de la devanture. Cette jeune Kurde syrienne fait partie des plus de 170 personnes tuées dans la double explosion du 4 août au port de Beyrouth. « Ouvert depuis juillet 2003, Mayrig propose une cuisine traditionnelle dans le cadre raffiné d’une ancienne maison libanaise. (...) Un beau voyage vers une cuisine pleine de richesses », écrivait le Petit Futé dans son édition 2020. Si les guides de voyage au Liban publiés cette année semblaient déjà désuets, ils relèvent à présent de documents d’archives. « Le beau voyage » s’est mué en une virée en enfer quand, mardi dernier, le temps s’est arrêté tout en s’accélérant dans le fracas assourdissant d’immeubles qui s’effondrent, de plafonds qui s’écroulent, de vitres qui volent en éclats, de corps qui tombent et de sirènes qui hurlent.

Les décombres de Mayrig sont à l’image de Beyrouth. Une grande partie des employés ainsi que la propriétaire, Aline Kamakian, vivaient dans le coin ou à Bourj Hammoud. La plupart d’entre eux comptent à présent parmi les 300 000 sans-abri du pays. La nuit du 4 août a emporté avec elle les reliquats des quelques success stories à la libanaise qui, autant que faire se peut, résistaient encore à la crise économique. Aline Kamakian incarne avec force un narratif libanais construit autour de l’initiative privée, de la combativité et de la débrouille. Au Liban peut-être encore plus qu’ailleurs, « monter sa boîte » a longtemps été une vocation répandue. Rien qu’en 2018, le rapport du Global Entrepreneurship Monitor (GEM) classait le pays du Cèdre au quatrième rang mondial en termes d’esprit d’entreprise sur 48 pays étudiés. Chez Aline Kamakian, ce dynamisme s’est jusque-là illustré par sa capacité à mener de front et avec brio plusieurs activités à la fois, en tant que directrice de la compagnie de courtage Insurance Investment Consultant et comme restauratrice, avec les deux réussites que sont Mayrig et sa petite sœur, Batchig, qui a ouvert ses portes quelques années plus tard.

Vitres soufflées, tables renversées... Les dégâts sont lourds dans le restaurant Mayrig, situé rue Pasteur. Photo DR

Premier restaurant

Son histoire est aussi celle d’un certain cosmopolitisme à la libanaise dont la capitale a longtemps été le porte-étendard, terre de refuge pour les Arméniens ayant fui le génocide et terre de reconstruction. Une ville qui, dans le monde arabe, a pu représenter une certaine forme de « modernité » et offrir quelques espaces de liberté aux intellectuels, aux artistes et aux hommes d’affaires de la région. Beyrouth « séduit de mille commencements ouverts et d’alphabets nouveaux », évoque un vers de Mahmoud Darwich. La ville a figuré une certaine idée du possible, même quand tout semblait insurmontable.

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Le restaurant Mayrig est le fruit d’un rêve, celui d’Aline Kamakian, de faire honneur à cette passion pour la cuisine qu’elle partageait avec son père, décédé lorsqu’elle avait 17 ans. « Il me disait toujours qu’un jour, il aimerait ouvrir un resto pour faire découvrir aux gens notre gastronomie. Son rêve est devenu le mien, et quand il est parti, je me suis promis que je le réaliserai », confie-t-elle, avant de poursuivre : « Mayrig, c’est le premier restaurant arménien qui s’assume complètement comme tel, et il a eu du succès. » Combien de ces histoires à succès imprégnaient encore les rues de Beyrouth à la veille de l’explosion? Combien ont été réduites en morceaux le soir du 4 août ?

Du centre-ville à Dora, en passant par les quartiers de Gemmayzé, d’Achrafieh, de Mar Mikhaël et de Bourj Hammoud, nombre de ceux qui avaient encore un emploi n’ont à présent plus de lieu où travailler. Ceux qui se demandaient comment payer le loyer ce mois-ci cherchent maintenant désespérément un foyer. La détonation a frappé des quartiers de Beyrouth où se trouvait la majeure partie de sa mémoire architecturale. Plusieurs bâtiments hérités du XIXe siècle avaient jusqu’alors résisté à la guerre civile puis à la spéculation immobilière. C’est finalement le nitrate d’ammonium stocké dans un entrepôt du port qui les a achevés.

« Une force incroyable »

Aline Kamakian se trouvait à la terrasse de son bureau situé dans le bâtiment adjacent au restaurant au moment de l’explosion. « Je me suis accroupie et j’ai reçu de l’air très chaud. J’ai senti que quelque chose était arrivé et que c’était très grave », raconte-t-elle. « Quand j’ai rouvert les yeux, je ne savais plus si j’étais à la même place ou pas, et je n’entendais plus de l’oreille droite. Je ne sais pas comment j’ai ensuite retrouvé Julien, mon contrôleur financier, ainsi que mon directeur des opérations et mon comptable. Julien baignait dans son sang. Une veine sortait de son bras, un œil de sa tête. J’ai repoussé l’œil dans sa cavité pour qu’il ne tombe pas. »

Dans le tumulte général, ceux qui ne sont qu’à moitié blessés essayent de secourir ceux qui n’en peuvent plus. Ramy Nehmé, assistant d’Aline au restaurant, ressent une forte douleur à la main et à la jambe, mais puisqu’il lui reste les deux autres, il se précipite pour l’aider à évacuer Julien du bureau jusqu’au rez-de-chaussée. « Le pire, c’était les escaliers. Le faux plafond s’était effondré et on ne savait plus où étaient les marches, s’il y avait une main, une jambe ou une tête qui gisait là, où poser nos pieds. Et Julien saignait et criait. C’était horrible », témoigne-t-il.

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Leurs voitures écrasées, il faut trouver un autre moyen pour transporter le blessé à l’hôpital orthodoxe. Dans la rue, tout le monde appelle à l’aide, des corps jonchent le sol. Partout, du sang et du verre. Une connaissance d’Aline accepte de la conduire avec Julien en Jeep. Mais en dépit des supplications, l’hôpital, saturé et sérieusement endommagé, ne peut pas l’accueillir. Ce soir-là, les blessés sont trimballés d’un lieu à l’autre, souvent sans que leurs proches sachent où ils sont. Les familles courent dans tous les sens à la recherche d’un enfant, d’un oncle, d’une mère, d’un ami.

Malgré la sidération, une obligation s’impose aux miraculés. « Dans un tel moment, dit Aline, on est capable de puiser en soi une force incroyable. Quand je suis descendue dans le restaurant, j’ai vu une employée qui pleurait. Je lui ai dit “Ce n’est pas le moment, tu n’as rien, va aider.” » Ramy de son côté évoque un véritable cauchemar : « Au resto, tout le monde était en sang. On a essayé de voir qui avait besoin d’aide, de secours, et on a tenté de mettre tout le monde dans des voitures ou sur des motos pour les emmener à l’hôpital. » Le jeune homme de 31 ans a perdu l’ouïe à son oreille gauche après la tragédie de mardi dernier. Mais comme beaucoup de gens à Beyrouth, il s’estime mieux loti que d’autres. Vingt-cinq employés de Mayrig sont aujourd’hui hospitalisés, dont trois dans un état grave.

Dans le feu de l’action, pas le temps de réfléchir. Il faut attendre le lendemain pour se rendre compte de toute la violence qui se sera déchaînée la veille contre la capitale en quelques secondes seulement. « Quand je suis retourné sur les lieux, j’ai commencé à pleurer. Dans l’immeuble du bureau, une femme avait perdu tous ses enfants », dit Ramy, dont la voix se brise. « Au lendemain de l’explosion, j’ai vu mon équipe prendre des repas de chez Caritas, raconte Aline avec tristesse, c’est la première fois que je me suis laissé pleurer depuis mardi. C’était très difficile à accepter. » La cuisine de Batchig prépare à présent près de 1 500 repas quotidiens pour venir en aide aux victimes de la catastrophe. « On va vivre avec. On va se battre. Mais khalass, ça suffit. Il faut être d’une irresponsabilité sans nom pour stocker 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium aux portes d’une ville de 2 millions d’habitants. Comment ont-ils pu dormir toutes ces années en sachant cela ? » dénonce Aline.

La « résilience », encore...

Face à la tragédie, un mot bien connu des Libanais ne tarde pas à faire surface. Invoquer à tort et travers la « résilience » ne fait pourtant plus florès, voire provoque rage et colère.

« J’ai appris à ne jamais baisser les bras, mais j’en ai marre. J’ai en ai marre d’être une femme forte. À chaque fois, ils nous assènent un nouveau coup encore plus dur », s’insurge Aline. Née en 1969, elle a miraculeusement survécu à une fusillade perpétrée par une milice alors qu’elle n’avait que sept ans et vivait dans le secteur ouest de la capitale. Elle a vu, aussi, le commerce de son père, qui s’est fait tout seul comme couturier, partir en fumée dès le début de la guerre civile. Son cri du cœur est partagé par ceux qui voulaient partir mais sont restés, qui vivaient ailleurs mais sont rentrés pour contribuer à leur manière au Liban de demain.

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« Ma femme et moi avons fondé notre compagnie il y a trois ans parce que nous voulions vivre dans ce pays, on avait l’espoir de pouvoir contribuer à sa croissance et qu’Alexandra puisse vivre et grandir ici », confiait dimanche dernier, face à la caméra de la LBCI, le père d’Alexandra Najjar, quatre ans, qui a succombé à ses blessures après l’explosion.

« La résilience, c’est à double tranchant, dit Aline. D’un côté, cela nous a permis de tenir bon et de survivre. D’un autre côté, ça nous nuit. Si nous n’avions pu supporter les quinze années de guerre, elle n’aurait peut-être pas duré aussi longtemps. »

Les employés de Mayrig face aux lourds dégâts provoqués par l’explosion au restaurant, rue Pasteur. Photo DR

« Abandonner comme ça ? »

Mais dans un pays où les services publics ne sont pas assurés, on ne peut compter que sur la solidarité entre les uns et les autres. Peu de temps est laissé aux habitants pour faire leur deuil. Plus que jamais, l’entraide est le maître mot. Il y a ces jeunes qui s’arment de leurs balais, de leurs pelles et de leurs seaux pour nettoyer et déblayer les rues de la ville, ces entreprises et ces commerçants qui proposent de réparer gratuitement vitres et portes, cette diaspora qui se mobilise massivement pour lever des fonds et collecter des biens de première nécessité, ces hommes et ces femmes qui proposent d’héberger ceux qui ont perdu leur logement ou de les aider à trouver un toit. Aline Kamakian, elle, décide de transformer son autre restaurant – Batchig – en refuge. Situé à Antélias, il est d’abord destiné aux employés qui ont des enfants. « On a apporté des matelas et disposé les canapés de Batchig de façon à ce que le restaurant puisse accueillir dix familles. En tout, il y a 47 ou 48 personnes », indique-t-elle. Alors que la cité s’est transformée en cimetière, Aline Kamakian refuse la résignation. Près de 85 familles dépendent financièrement du restaurant. Si l’intérieur de Mayrig est, pour l’heure, condamné, elle s’est juré de rouvrir la terrasse et la cuisine au plus vite. « Des amis aux États-Unis ont lancé un crowdfunding pour nous aider à soutenir les familles, explique Aline. Qui peut se permettre, aujourd’hui, de remplacer des vitres en fresh money? » Dans un Liban plongé dans une grave crise économique et financière depuis un an, la livre libanaise s’est terriblement dépréciée, et le coût de la reconstruction, qui implique de payer des matériaux importés, s’annonce colossal. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui pensent prendre le large. Déjà avant l’explosion, beaucoup de citoyens n’avaient qu’un seul mot à la bouche : partir. N’importe où, mais le plus vite possible pour ne pas se retrouver pris au piège d’un pays en désintégration, broyeur de rêves pour toute une jeunesse qui a cru pouvoir panser les plaies des parents et aller de l’avant, et qui s’est, à la place, vue dépérir. La mort semblait encore métaphorique avant le 4 août. Elle est devenue littérale après. « J’ai pensé quitter le pays quand j’ai commencé à perdre espoir, notamment avec la propagation du coronavirus. Dans ma tête, je réfléchissais à un endroit où je pourrais ouvrir un restaurant comme Mayrig, confie Ramy. Maintenant, je veux rester pour aider les autres. Mais après, il me faudra plier bagage. Je ne veux pas rester dans mon pays. C’est fini. » Partir, Aline Kamakian, elle, n’y pense pas. « Abandonner comme ça ? Il y a 85 familles qui dépendent de Mayrig pour leur pain quotidien, martèle-t-elle. Je n’ai ni le luxe ni le droit d’abandonner. »

Au 282 de la rue Pasteur, l’élégante demeure ottomane qui abrite le restaurant Mayrig, ambassade de la gastronomie arménienne à Beyrouth, n’est plus qu’un champ de ruines que dévisage tristement, en face, la carcasse du Wild Discovery. À côté, le Cyrano a rendu l’âme, et des portraits de Rawan Misto, l’une des employées du café, sont affichés sur ce qu’il reste de la...

commentaires (3)

"...pays en désintégration, broyeur de rêves pour toute une jeunesse qui a cru pouvoir panser les plaies des parents et aller de l’avant..." En effet, quelle déception !!! mais on doit continuer d'y croire...on le doit à nos enfants...

In Lebanon we (still) Trust

15 h 33, le 12 août 2020

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Commentaires (3)

  • "...pays en désintégration, broyeur de rêves pour toute une jeunesse qui a cru pouvoir panser les plaies des parents et aller de l’avant..." En effet, quelle déception !!! mais on doit continuer d'y croire...on le doit à nos enfants...

    In Lebanon we (still) Trust

    15 h 33, le 12 août 2020

  • El hamdellah 3ala el salémé Aline. Par ta persévérance je sais bien que tu reprendras de nouveau.

    Oscar

    14 h 39, le 12 août 2020

  • life goes on, bravo...

    Jack Gardner

    13 h 45, le 12 août 2020

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