Si de plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer un scrutin dans les plus brefs délais, les politologues et les mouvements issus de la contestation mettent en avant les risques d’un tel scénario.

Des élections législatives anticipées permettraient-elles de changer la donne et d’offrir enfin aux Libanais des perspectives de sortie de crise ? Pour les politologues, la réponse ne fait pas de doute. « C’est un piège », affirment en chœur Karim Bitar, directeur de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, et Joseph Bahout, qui vient de prendre la direction de l’Institut Issam Farès de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). « Cette revendication portée par certains acteurs du mouvement de contestation risque de se retourner contre eux », prévient ce dernier.

Parmi ces acteurs, le parti Kataëb, dont les trois députés ont démissionné, et qui pourrait être rejoint par d’autres partis « d’opposition » faisant partie intégrante du système politique, à savoir les Forces libanaises et le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt.

« Après cette catastrophe, nous avons plus que jamais besoin d’élections anticipées, insiste Samy Gemayel. Idéalement, le scrutin serait organisé par un gouvernement indépendant, sur la base d’une nouvelle loi électorale. Mais si cela va donner lieu à des discussions interminables et que le pouvoir va en profiter pour retarder l’échéance, nous sommes prêts à mener la bataille sur la base de la loi actuelle ».

Son pari ? La volonté de changement exprimée par les Libanais dans la rue depuis le 17 octobre, amplifiée par l’indignation face au drame de l’explosion du Port de Beyrouth.

Un pari osé au regard de la réalité libanaise et des défaillances d’une loi électorale « taillée sur mesure pour la classe politique, avec une vrai-fausse proportionnelle vidée de sa substance par l’introduction du mécanisme pervers du vote préférentiel à l’échelle du caza, sans parler de l’absence de contrôles des dépenses électorales et l’inégal accès aux médias », rappelle le directeur de l’Institut des sciences politiques de l’USJ et directeur de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) en France, Karim Bitar, en soulignant la faible percée des candidats réformateurs aux dernières élections réunis sous la bannière de Tahalof Watani, dont seule a été élue Paula Yaacoubian, qui a elle aussi démissionné.

« Les partis traditionnels de l’establishment bénéficient d’une audience captive nourrie au culte de la personnalité des chefs de guerre. Selon un sondage mené avant la catastrophe, 45% des électeurs disaient qu’ils voteraient pour les mêmes personnes qu’en 2018. Un quart d’entre eux seulement se disaient prêt à changer, rappelle Karim Bitar. Aujourd’hui, le dégagisme pourrait profiter à quelques partis comme les Kataëb et les FL, et des figures indépendantes, qui bénéficieraient de l’érosion de la popularité du Courant patriotique libre, mais cela ne serait pas suffisant pour renverser le rapport de force au Parlement », dit-il.

Gouvernement transitoire

Une analyse partagée par le secrétaire général du mouvement Citoyennes et Citoyens dans un Etat, qui n’avait pas réussi à imposer ses candidats en 2018. « Il faut se rappeler que ces élections, après avoir été reportées trois fois, n’ont eu lieu que parce que les chefs communautaires avaient trouvé un arrangement électoral qui leur permettait de garantir à l’avance la formule gouvernementale », souligne son secrétaire général Charbel Nahas. « Soulagés par le compromis politique et la perspective des aides de la (conférence dite) CEDRE, les électeurs s’étaient pliés au rôle qu’on leur avait assigné. Le taux de participation parmi les résidents a été de 81% et dans les communautés fortes (sunnite, chiite et maronite) le pourcentage de voix qui sont allées aux candidats adoubés par leur patron, c’est-à-dire le vote confessionnel, oscillait entre 80 et 90%. Aujourd’hui, un scrutin légitimerait ce régime, sans permettre l’arrivée au Parlement d’un nombre suffisant de candidats pour changer le système. En tout cas, comment peut-on croire qu’une classe politique incapable de négocier avec le FMI pourra organiser des élections ou s’entendre sur une loi électorale ? », s’interroge l’ancien ministre en appelant à la mise en place d’un gouvernement transitoire doté de pouvoirs législatifs.

Une revendication portée aussi par le Bloc National. « Des élections ne peuvent pas se tenir sans une direction indépendante, et un contrôle et une limitation des dépenses électorales », affirme son secrétaire général Pierre Issa, en soulignant que la campagne d’un candidat en Europe coûte entre 4 000 et 40 000 euros contre plus d’un million de dollars au Liban. Ce gouvernement qui serait chargé d’« élaborer une nouvelle loi électorale et de préparer des élections transparente sous haute surveillance internationale, doit avoir des pouvoirs élargis pour agir rapidement sur des sujets prioritaires comme la réforme de la justice et la situation économique », ajoute-t-il.

Car à ce niveau le temps ne joue pas en faveur du Liban. « Le pays n’a pas le luxe d’organiser des élections législatives, abonde Sibylle Rizk, la directrice des politiques publiques de Kulluna Irada. Le Liban est dans une situation d’urgence après une catastrophe qui s’ajoute à une crise financière et économique sans précédent. Il faut agir et organiser rapidement une transition pacifique ».

C’est également l’avis du nouveau directeur de l’Institut Issam Farès, Joseph Bahout. « Le climat actuel ne se prête nullement à un débat électoral, qui par nature divise au Liban. De quoi va-t-on d’ailleurs débattre alors que le pays est en pleine crise et qu’on n’arrive même pas à s’entendre sur le montant des pertes ? La première priorité est d’avoir un gouvernement qui puisse arrêter la dégradation économique et négocier avec le FMI pour sortir le pays de l’impasse. Ce n’est qu’après avoir entamé ce processus qu’on peut envisager un dialogue national sur une loi électorale et la refondation du pacte politique ».

Le politologue rappelle à cet égard que les pays où l’on a observé des transformations politiques pacifiques, comme au Soudan par exemple, le processus a commencé par un gouvernement provisoire et se soldera dans deux ou trois ans par des élections qui légitimeront ce changement. « On ne met pas la charrue devant les bœufs », dit-il, en rappelant « le lamentable précédent de 2005 ». « On paye aujourd’hui le prix du scrutin organisé juste après le retrait syrien du Liban. Il aurait fallu à l’époque réfléchir sur les moyens de se gouverner et poursuivre le dialogue sur les armes du Hezbollah avant d’organiser des élections », souligne-t-il. D’autant qu’il ne faut pas espérer une détente régionale et internationale « avant avril ou mai. D’ici là, il faut éviter que le pays ne bascule dans la violence ».

« Après la tragédie que vient de vivre le Liban, il est nécessaire de former une vaste coalition d’opposition, qui regroupe des partis citoyens, des députés indépendants, des figures réformatrices, qui mettraient leurs divergences de côté pour former un front uni », résume Karim Bitar. « L’heure est à l’union sacrée », conclut-il.