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Culture - Photo

Joe Kesrouani : « La dernière mémoire visuelle de mon enfance a disparu »

Ce n’est pas la première fois que le photographe capte en photos les silos du port de Beyrouth « se dressant comme la montagne de Sannine au bord de la mer », dit-il. Mais c’est la première fois qu’il doit archiver leur destruction et leur sonner le glas.

Joe Kesrouani : « La dernière mémoire visuelle de mon enfance a disparu »

Photo montage de Joe Kesrouani extrait d'une video partagée sur le web

Les silos du port de Beyrouth, il les avait photographiés à maintes reprises et à des époques différentes. De 2005 à 2018 et sous tous les angles. La grande construction moderniste, blanche, nette, aux lignes épurées, solides, qui les constitue, se tenait droite dans le port, dos à la mer et face à Beyrouth. Comme un mur phénicien qui la protège de tous les assaillants. Comme les colonnes de Baalbeck vestiges d’un temps ancien riche et prestigieux. Ce bâtiment interpellait Joe Kesrouani le photographe, le séduisait. Plus encore, il le réconfortait. « À chaque fois que j’empruntais la route côtière, et que je le voyais, dit Kesrouani, il me procurait un sentiment de “chez-soi”, d’appartenance. Il me rassurait. Depuis que je suis né, il se tient debout et ferme comme la montagne de Sannine. Il est même présent sur les timbres postaux. Ces silos où l’on entrepose le blé qui alimente le pays sont nourriciers comme une mère. »

La grande construction des silos du port de Beyrouth, une photo de Joe Kesrouani prise en 2017. Photos DR

Un avant et un après

Joe Kesrouani fait partie de la génération de la guerre. Il a vu ses parents perdre tout ce qu’ils avaient construit et économisé durant les événements. « Nous habitions la banlieue sud à une période où beaucoup de familles s’y étaient installées et avaient construit des demeures modernistes avec pilotis, grandes baies vitrées entourées d’orangers. C’était l’explosion de la culture et de l’architecture moderniste, celle qui affina ma sensibilité de peintre et de photographe. » Une architecture libre qui annonçait la naissance d’un Liban moderne et nouveau. Une période bénie, empreinte de richesse et d’abondance. La guerre du Liban a tout bouleversé : calme et sérénité, concepts, valeurs humaines mais aussi la vision d’un avenir brillant pour le pays. Au fil du temps, cette guerre empruntait différentes formes et différents visages toujours aussi monstrueux les uns que les autres. Le photographe continuait à prendre des photos. Des portraits, des nus, des paysages, de la réalité toujours et de plus en plus nue.

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Installé dernièrement à la montagne, à Baabdate, Joe Kesrouani regarde, enregistre dans sa tête les images et les confronte avec les émotions qui s’entrechoquent. Il capte les photos du présent avec nostalgie ou plutôt une réflexion sur le passé. C’est avec une colère innommable qu’il teinte ses récentes photos de la double explosion du port de Beyrouth. Il crache sa rage. Pour lui, ce silo n’était pas seulement un rempart indestructible, il rayonnait sur les quartiers avoisinants. « Le quartier du port était devenu ces dernières années un hub. La vie nocturne battait à pleins poumons dans les pubs et les restaurants qui illuminaient les ruelles. Mais pas que… Galeries d’art, maisons de designers et autres, pointillaient le bord de mer. » Cette Mare Nostrum qui, même souillée par les hommes, gardait son sens maternel et protégeait Beyrouth. Selon certains spécialistes, elle aurait même atténué le souffle de ce nuage vénéneux qui aurait dit-on fait plus de destructions s’il n’était pas à côté de l’eau. Aujourd’hui, pour Kesrouani, l’explosion du port a un double sens : réaliste et symbolique. Elle est bien sûr l’expression totale d’une négligence à tous les niveaux et d’une inaptitude à gouverner de la part de l’État, car il faut savoir faire la différence entre pouvoir et direction d’un État, précise-t-il. « Mais elle est aussi la conséquence d’une grande ignorance. Tous ces ignorants qui n’accordent aucune importance à la culture ou à l’ouverture d’esprit profitaient de l’avancée et de la propension de Beyrouth sans y avoir jamais contribué. Ils sont aujourd’hui coupables de la mort de Beyrouth, ville portuaire mais aussi plateforme culturelle de tout le Moyen Orient. »

Ce nuage dans la photo de Joe Kesrouani, qui semble ouvrir grand la gueule pour « avaler » Beyrouth, n’est-il pas à l’image de tous ces hommes au pouvoir qui, tels des vampires, ont sucé le sang de la belle capitale libanaise ?

Les silos du port de Beyrouth, il les avait photographiés à maintes reprises et à des époques différentes. De 2005 à 2018 et sous tous les angles. La grande construction moderniste, blanche, nette, aux lignes épurées, solides, qui les constitue, se tenait droite dans le port, dos à la mer et face à Beyrouth. Comme un mur phénicien qui la protège de tous les assaillants. Comme les...

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