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Lifestyle - La carte du tendre

La faute aux Italiens

Voici le premier d’une mini-série de trois articles, petite contribution personnelle à la commémoration du centenaire de la proclamation du Grand Liban, le 1er septembre 1920.

La faute aux Italiens

Façade de la Banque impériale ottomane de Beyrouth éventrée par un obus, février 1912. Photo Jules Lind/Collection Georges Boustany

Le vieillard accablé, décharné, osseux, la peau labourée de mille cicatrices, le regard opaque, les traits morcelés par une kyrielle de drames sans fin, s’accroche de ses dernières forces à une canne vermoulue. Au moment de conclure son siècle, à ce moment qui devait être une fête, il devra se contenter du silence des cimetières. Lui qui semblait éternel, quand donc est-il devenu mortel ?

À sa naissance pourtant, le Grand Liban avait, selon ses pères fondateurs, déjà six mille ans ! Comment justifier autrement aux Syriens l’amputation de leur plus belle province et aux Beyrouthins récalcitrants leur rattachement forcé à la montagne et l’installation de frontières sur leur route commerciale, jadis si lucrative, avec l’arrière-pays ? Pour Michel Chiha et Charles Corm, le phénix qui avait enseigné l’alphabet et le commerce au monde, la contrée où Europe avait vu le jour et d’où sont partis des marins intrépides à la conquête du monde, ce Grand Liban légitimé par le phénicianisme devait renaître de ses cendres après des siècles d’occupation ottomane.

La vie est un cercle et l’on finit par revenir au point de départ : pour ses cent ans, le Liban moderne vit à rebours les instants de sa création, ruiné par une crise multiforme, économique, sanitaire, politique, et la famine n’est plus un chapitre oublié de l’histoire, mais une perspective terrifiante. Et, sinistre coïncidence, cet article rédigé la veille de l’explosion du port de Beyrouth relate le bombardement de ce même port, il y a 118 ans.

J’ai choisi de commémorer les cent ans de la proclamation à travers trois images emblématiques : celle d’aujourd’hui nous emmène à Beyrouth en 1912. Nous la devons au photographe Jules Lind, dont le sceau gravé dans le coin inférieur droit indique qu’il exerçait son talent de platinotypiste à Beyrouth et à Smyrne. À son départ de Beyrouth en 1914, Lind vendra son studio à deux des photographes les plus populaires du Liban sous mandat, les frères Assad et Frédéric Dakouny : cherchez bien, vous avez peut-être un portrait de grand-père signé d’un de ces noms.

Ce 24 février 1912, Beyrouth débarque d’un coup dans le XXe siècle. Tout commence à sept heures du matin avec l’arrivée de deux vaisseaux italiens, le Giuseppe Garibaldi et le Francesco Ferrucio. Voici deux cuirassés redoutables : chacun vous aligne trente-huit canons de gros calibre et cinq lance-torpilles. L’Italie, qui vient de s’emparer de la Tripolitaine, de la Cyrénaïque et du Fezzan, dernières provinces africaines détenues par la Sublime Porte, veut sécuriser sa voie de communication avec sa colonie érythréenne à travers le canal de Suez. Rome estime que le danger vient de la flotte ottomane de Beyrouth ; pourtant celle-ci est obsolète et sous-équipée, il y a là la vénérable corvette Avnillah, quarante-trois ans d’âge, et le torpilleur Angora, bien plus jeune mais famélique. À eux deux, ces navires totalisent quatorze canons et trois lance-torpilles, c’est David contre Goliath avec l’astuce en moins.

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Avant les lunes noires

Il s’ensuit une négociation bilingue à la vitesse d’une chaloupe : les Italiens laissent deux heures aux Ottomans pour se rendre. Conscient de sa faiblesse, le wali de Beyrouth Azmi Bey accepte la reddition, mais il est déjà trop tard : à neuf heures, les Italiens engagent la bataille. En vingt minutes, ils neutralisent le Avnillah avant de le couler à l’intérieur même du port. Cinquante-huit membres d’équipage périssent, 108 sont blessés. L’Angora est envoyé par le fond dans la foulée. Les deux épaves encombreront le port jusqu’en… 1920.

Réveillés par le fracas, les Beyrouthins se précipitent pour venir en aide aux Turcs, qui armé d’un pistolet, qui d’un poignard, une agitation qui n’est pas du goût des Italiens : ceux-ci ouvrent le feu sur la ville. La Banque impériale ottomane, la Banque de Salonique, les établissements Orosdi-Back, l’hôtel Gassmann, les entrepôts portuaires et les Arts et Métiers sont atteints. Fous furieux, les émeutiers forcent un dépôt de munitions et se répandent dans la ville, brisant les vitrines et s’attaquant aux passants qui portent des chapeaux à l’occidentale ; l’Université américaine devient un refuge pour ces persécutés d’un jour.

Homme malade de l’Europe
Cette vue est prise le lendemain du bombardement en face de la Banque impériale ottomane : nous sommes directement sur le port de Beyrouth. C’est le matin et le ciel est couvert, comme l’indique l’ombre du vieillard qui s’avance au premier plan. Visage austère barré d’une épaisse moustache blanche en toit de chaume, il est vêtu d’une tunique serrée par une ceinture, on le croirait sorti du Moyen Âge ou de Star Wars. Il se protège avec un large foulard : nous sommes bien en hiver, comme le confirment les tenues des badauds qui s’agglutinent au bas de l’immeuble. On aperçoit des tarbouches, des sarouels, des bottes de cuir, des vestes chaudes. Tous ces gens tentent de jeter un coup d’œil à travers la porte ou la fenêtre aux épais barreaux. Quelque chose les attire, mais quoi donc ? La réponse se trouve au premier étage, à gauche : il y a là un trou de la hauteur d’un homme, tout contre la fenêtre : c’est l’impact d’un obus qui a dévasté les bureaux et pulvérisé les vitres. La banque est lourdement endommagée.

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Résistance

Après cette journée de cauchemar, la ville, qui aura perdu 66 des siens, ne sera plus jamais la même : services désorganisés, haine xénophobe contre les Italiens dont 60 000 seront chassés des wilayets de Beyrouth, Alep et Damas à la demande des Ottomans, mais surtout perte de prestige pour l’empire qui aura désormais à livrer les guerres des Balkans face à des populations encouragées à réclamer leur indépendance. De cette guerre italo-turque datent les premiers bombardements aériens à coup de grenades lancées à partir d’avions et de dirigeables. Et l’un des héros de cette guerre n’est autre que Moustapha Kemal, fondateur de la Turquie moderne.

La Première Guerre mondiale sur le point d’éclater achèvera l’homme malade de l’Europe. Mais pour le Liban, ce 24 février 1912 est le premier acte d’un drame qui culmine trois ans plus tard par la famine et la répression. Depuis, « c’est la faute aux Italiens », dit un peuple incapable de prendre son propre destin en main.

Le vieillard accablé, décharné, osseux, la peau labourée de mille cicatrices, le regard opaque, les traits morcelés par une kyrielle de drames sans fin, s’accroche de ses dernières forces à une canne vermoulue. Au moment de conclure son siècle, à ce moment qui devait être une fête, il devra se contenter du silence des cimetières. Lui qui semblait éternel, quand donc est-il devenu...

commentaires (1)

si seulement les édificateurs du Grand Liban ""SAVAIENT"...(( nasroullah dixit)). si seulement ils savaient le destin du pays qu' ils avaient voulu, duquel ils avaient reve, pour lequel ils avaient combattu a plusieurs reprises .... si seulement ils savaient ce qu'en feraient une mafia de plus en plus sophistiquee qui est parvenu a faire avaler des couleuvres aux plus fins, depuis leur corruption jusqu'au crash financier actuel.

Gaby SIOUFI

10 h 44, le 07 août 2020

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Commentaires (1)

  • si seulement les édificateurs du Grand Liban ""SAVAIENT"...(( nasroullah dixit)). si seulement ils savaient le destin du pays qu' ils avaient voulu, duquel ils avaient reve, pour lequel ils avaient combattu a plusieurs reprises .... si seulement ils savaient ce qu'en feraient une mafia de plus en plus sophistiquee qui est parvenu a faire avaler des couleuvres aux plus fins, depuis leur corruption jusqu'au crash financier actuel.

    Gaby SIOUFI

    10 h 44, le 07 août 2020

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