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Une Charte pour un nouveau Liban

Depuis sa parution, la Charte de salut national a rapidement recueilli plus de 5500 signatures et rassemblé les activistes des différents groupes engagés dans l’intifada d’octobre, ainsi que des personnalités du monde culturel et des acteurs de premier plan de la vie économique tant au Liban qu’à l’étranger (nationalsalvationcharter.org). Il s’agit du premier document d’envergure nationale à avoir suscité une telle unanimité depuis des décennies. Fruit d’un travail collectif, il a réuni les militants les plus engagés sur le terrain depuis octobre 2019, convaincus de la nécessité d’unir leurs efforts face à l’urgence de la situation et de s’appuyer sur un dénominateur commun afin de hâter le changement.

Alors que s’engage la deuxième étape du travail qui va consister en la mise en place imminente d’ateliers qui œuvreront à la définition de plans d’action concrets, en particulier dans les domaines de l’économie, de la protection sociale, de l’indépendance de la justice, des réformes politiques et de l’éducation, un comité de suivi constitué de vingt membres a été formé. Il assurera la coordination des ateliers et organisera le Congrès national de salut prévu dans les semaines à venir au terme duquel un projet complet de restructuration de l’État sera élaboré. L’Orient littéraire a souhaité organiser une table ronde autour de cette initiative et confronter les points de vue de six écrivains engagés de différentes manières dans la vie politique du pays.

Une Charte pour un nouveau Liban

© AFP

Chacun d’entre vous a été impliqué dans la thawra, la révolution libanaise de ces derniers mois. Quel est votre état d’esprit par rapport à la situation actuelle ?

Roger Assaf : Qu’est-ce qu’une révolution ? Est-ce que ce que nous avons vécu est réellement une révolution ? Je crois que oui, et je crois que cette révolution n’est pas terminée. Il faut distinguer insurrection (intifada) et révolution (thawra), même si elles sont imbriquées l’une dans l’autre. L’insurrection est colère, protestation contre le mal-vivre, les injustices, la misère, la faim. La révolution est volonté de changer la société, les formes de pouvoir, les formes d’exploitation et de partage des ressources. L’insurrection éclate puis s’essouffle, la révolution ne s’arrête pas, les idées qu’elle porte continuent à vivre. Pour moi, la grande réussite de la jeunesse qui était au cœur de la thawra, c’est d’avoir identifié les maux principaux du système (nizâm) au Liban : le confessionnalisme et la corruption, et d’avoir fondé l’unité du mouvement insurrectionnel (hirak) sur une volonté révolutionnaire : en finir avec le nizâm. Mais en ce qui concerne le Liban, il faut se rappeler qu’il n’est pas, qu’il n’a jamais été indépendant de la conjoncture régionale ; au Liban, la géopolitique est plus déterminante que la politique nationale. Son histoire, son existence, son avenir sont intimement liés à l’histoire, l’existence et l’avenir de la Syrie et de la Palestine. Dans une génération ou deux, le mouvement révolutionnaire libanais s’agrègera aux mouvements révolutionnaires régionaux pour constituer une force capable de faire sauter les verrous du pouvoir et rendre possible la mise en pratique d’une Charte de salut national. Le rôle des jeunes de la thawra a été et restera essentiel ; il faut les écouter et contribuer à donner à leurs idées une formulation plus précise et une vigueur intellectuelle transmissible. L’insurrection a besoin de slogans, la révolution a besoin d'une pensée. La plus grande menace à mon sens, c’est l’émigration.

Najwa Barakat : De mon côté, je sens une immense frustration parce que j’ai réalisé à quel point nous sommes impuissants et ne parvenons pas à peser sur les décisions, à influer le cours des choses. La thawra, à ses débuts, nous a fait monter au ciel avant de nous laisser retomber sur terre. Tout le monde a échoué et nous étouffons. Cependant, je reste disposée à m’investir même si c’est sans trop d’espoir. Le Liban que nous avons connu est mort. Les enjeux sont régionaux et nous dépassent. Nous sommes dans l’attente d’un miracle.

Charif Majdalani : On se lève chaque matin déprimé et pessimiste. On se demande : qu’est-ce qui s’est passé pour que le souffle retombe de cette manière ? Mais en réalité, continuer à travailler, à vivre du mieux possible, c’est être déjà dans une forme de résistance, passive certes, mais résistance quand même. Nous traversons une phase de survie et comme je l’ai déjà dit et écrit, dans cette phase-là, l’optimisme est un devoir éthique. Malheureusement, les réseaux sociaux nourrissent le pessimisme. On est un des rares pays où beaucoup pensent à partir dès que ça va mal.

Élias Khoury : La première chose que j’ai envie de souligner concernant mon expérience personnelle de l’intifada, c’est à quel point j’ai appris de la jeunesse libanaise. J’ai été en contact avec de nombreux groupes de jeunes formidables qui ont inventé quelque chose de véritablement nouveau et de très beau. Pour moi, c’est une intifada de la jeunesse avant d’être une intifada sociale. L’intifada est un mouvement égalitaire, au sein duquel le rôle des femmes a été majeur… La deuxième chose qui me paraît importante, c’est qu’il a fallu réinventer une langue nouvelle pour dire cette intifada parce qu’il s’agissait, non plus d’exprimer une pensée conceptuelle, mais des choses évidentes et fondamentales telles que : nous sommes des êtres humains, pas des animaux et nous voulons vivre. Ce qui ressemble furieusement aux mots d’ordre des jeunes révolutionnaires syriens ou égyptiens.

Nous traversons actuellement une période de latence. Et ce parce que les gens sont déstabilisés par les crises qui se succèdent, mais aussi parce qu’il manque une méthodologie au travail politique. Le système libanais, qui repose sur la menace permanente de la guerre civile, a eu recours aux milices pour contrer la contestation et face à ce recours, les jeunes militants ont fait preuve de beaucoup de sagesse en évitant de s’affronter aux milices parce que l’affrontement les aurait conduits vers une impasse. Néanmoins, nous avons sans doute commis une erreur en permettant la tenue de la séance parlementaire qui a accouché du cabinet Diab. Ce jour-là, nous aurions peut-être dû choisir l’affrontement. Mais rien de tout cela n’a été vain. Le changement est possible au Liban, mais il exige la refondation de la vie politique afin de détruire son fonctionnement mafieux et de construire une véritable République libanaise.

Alexandre Najjar : La révolution est arrivée trop tard. Elle est arrivée dans une société à bout de souffle et un système économique en voie d’épuisement. En 2015, les conditions étaient plus favorables. En 2019, le pays était déjà en état de coma avancé. La révolution a été très positive parce qu’elle a réveillé le malade de son état comateux. Et ce même si tout le monde n’était pas d’accord sur tout : certains pointaient du doigt le Hezbollah quand d’autres s’y refusaient, certains stigmatisaient le capitalisme et d’autres pas. Malheureusement, le jeu démocratique est faussé par l’existence de partis armés et largement responsables de la corruption. Comment prendre la Bastille si la Bastille est tenue par une milice armée plus forte que l’armée régulière ? Il faut revenir au jeu démocratique, c’est-à-dire aux élections, sous le contrôle d’observateurs internationaux. La société doit absorber le choc des crises économique et sanitaire avant de pouvoir relever la tête.

Vous avez signé la Charte de salut national. Qu’est-ce qui a suscité prioritairement votre adhésion et votre souhait de la soutenir ? Et quelles doivent être, à votre avis, les prochaines étapes ?

Dominique Eddé : Ce qui pour ma part m’a incitée à soutenir cette Charte, c’est l'effort de concertation et de synthèse qui la sous-tend. Sa cohérence. Les principes qui la fondent. La qualité des personnes qui l'ont initiée ou accompagnée. Comment ne pas adhérer à une initiative qui liste, un par un, tous les domaines sinistrés de la vie publique et propose en échange un État de droit, citoyen, affranchi de sa mafia, doté des moyens d'y parvenir ? Cette Charte a le mérite de rassembler, de chercher à fédérer, à additionner les énergies. C'est un point essentiel. Je crains cependant qu'elle soit trop générale pour jouer un rôle actif dans la jungle actuelle. Elle peut en revanche mobiliser les énergies positives, servir de tremplin, de dénominateur commun. Je pense que nous avons tous une difficulté extrême à accorder notre pensée au temps. À renoncer au luxe d'avoir raison sur le papier. Le temps actuel du Liban, c'est celui de l'extrême urgence. Celle-ci passe inévitablement par une union sacrée sur le terrain. Que des figures fortes de l'opposition émergent, qu’elles quittent le terrain des revendications sans interlocuteurs et que tous concèdent à la plus forte, la plus charismatique, la plus représentative et structurée d'entre elles, le rôle de commandant de bord. Avec vigilance, sans pinaillage. Cela suppose un bond en avant de solidarité, un bond en arrière des égos et des solutions « idéales ». C'est l'essence même du Liban qui est en cause aujourd'hui. Quand un bateau coule, chacun, chacune doit être à ce qu'il ou elle sait faire. À ce qu'il ou elle peut faire. Or parmi toutes ces tâches, il faut, au moins provisoirement, un chef d'orchestre. Disons que cette Charte, très bien conçue, ne doit pas servir seulement à nous mettre en accord avec nos consciences. Elle ne doit pas nous mobiliser devant nos écrans alors qu'il s'agit d'affronter la tempête sur le pont. Se préparer à des élections qui se déroulent correctement, c'est évidemment indispensable, mais la priorité des priorités réside de mon point de vue dans l'action concertée pour accélérer la chute de ce régime gangrené. Cela implique une partie, très serrée, très concrète, très politique, de négociation.

Ahmad Beydoun : Au premier abord, les réformes qu’égrène ce texte paraissent relever de l’évidence. Dans la mesure où il s’agirait de cerner la crise en cours et de prescrire le remède que semble appeler chacun de ses aspects, un citoyen bien intentionné peut aisément souscrire aux mesures énumérées dans l’ébauche de programme proposée. On doit saluer, en particulier, l’effort consenti pour y inclure des pistes d’action en général oubliées dans ce genre de textes. Toutefois, après lecture et relecture, j’ai dû relever la quasi-absence de la dimension causale ou explicative, autant structurelle qu’historique, de l’épreuve dévastatrice que nous traversons. Ce manque risque de réduire la liste des revendications, dans l’esprit du signataire potentiel, à une sorte de credo subjectif des auteurs : un choix d’objectifs évidemment souhaitables mais dénués de ce qui serait susceptible de fonder ou d’accroître leur possibilité effective, de rendre visible leur complémentarité autant que d’introduire dans la liste un ordre de priorités.

J’entends bien qu’il n’était pas possible de retracer l’histoire du pays ou du régime dans une pétition. Ce dont je parle n’est pas un récit mais un diagnostic qui aurait tenu, je crois, en une centaine de mots. Il était indispensable pour justifier objectivement les revendications, de même que pour en suggérer la hiérarchie mais aussi pour préciser les responsabilités. Son absence affaiblit beaucoup la dimension politique du programme proposé et confère à celui-ci une allure trop juridique, ce qui nuit sensiblement à sa capacité de persuasion, au degré de cohérence probable du front dont il est appelé à lancer la formation, autant qu’aux garanties qu’il est sensé présenter pour l’avenir. Voilà pourquoi, tout en saluant l’intention citoyenne qui anime ce texte, je me suis abstenu de le signer.

Roger Assaf : Je ne suis ni Lénine ni Mao, je ne sais pas ce qu’il faudrait faire sur le plan national à ce stade ; je sais par contre de quelle façon je peux contribuer à mon niveau, dans ma maison, ma rue, mon quartier, mon travail. L’essentiel dans une révolution, ce sont les idées qu’elle porte. Sans idées fortes, il y a des actions ponctuelles mais pas de véritable révolution. Actuellement, on peut dire que l’intifada est en veilleuse, mais la révolution est toujours en marche. C’est-à-dire que les idées qui animent le mouvement sont encore vivantes et qu’il faut continuer à les mettre en application au quotidien, dans chacun de nos comportements. Le refus du confessionnalisme par exemple, ne doit pas rester un slogan, mais doit se traduire dans les choix, les paroles et les actes de chacun, chaque jour, comme ça a été le cas pendant la thawra. De même pour l’égalité entre hommes et femmes, la justice sociale, la probité inconditionnelle, le respect des opinions et des différences qui caractérisent le fonctionnement démocratique. On a observé tout cela sur le terrain durant la thawra et c’est pour cela qu’elle a été si belle et si convaincante. Les pratiques démocratiques, l’abolition des discriminations confessionnelles, la solidarité créative, la liberté d’expression, l’égalité des sexes, le refus de la violence, tout cela n’était pas théorique mais une expérience quotidienne en passe de devenir un usage permanent. Il faut rester fidèle à ces idéaux et les défendre chaque jour, dans la façon de se comporter avec ses domestiques, ses collègues, ses proches, et dans les choix que nous faisons dans notre vie personnelle et professionnelle. C’est la première condition pour que l’esprit de la révolution reste vivant et pour que le projet inscrit dans cette Charte résiste aux aléas et aux répressions successives qui vont aller en s’aggravant à chaque avancée de la pratique révolutionnaire.

Charif Majdalani : Au départ, je n’ai pas eu envie de signer cette Charte. Il m’a semblé que c’était encore une pétition comme il y en a eu tant d’autres, listant des demandes sans avancer dans les moyens de les faire aboutir. L’autre chose qui m’a manqué en lisant le texte, c’est les noms des personnes qui s’y sont associées et qui pourraient prendre la tête du mouvement en fédérant toutes les forces qui étaient sur le terrain pendant la thawra. On a beaucoup répété qu’on ne voulait pas de leaders, que personne ne devait confisquer la thawra, qu’elle devait rester un mouvement sans chefs, ce qui était peut-être une bonne chose au début, mais il faut dépasser ça maintenant si on veut aller plus loin. Donc si cette Charte est une première étape et qu’il s’agit à présent de construire une large fédération des forces de la révolution, alors oui, je signe. S’il s’agit de rendre public un vrai programme et de définir de façon très précise un plan d’action, alors deux fois oui. Enfin, il faut aussi souligner que ce qui me paraît manquer cruellement à ce stade dans la Charte, c’est tout ce qui concerne l’éducation, dont il n’est nulle part question. Nos étudiants sont dans une logique sectaire et communautaire dont nous constatons chaque jour les ravages. Le travail sur les programmes éducatifs est absolument prioritaire. Il faut réhabiliter l’Université libanaise, il faut faire un travail approfondi sur les programmes. On pourra construire un véritable État si on articule ces deux volets : justice indépendante, très présente dans la Charte, et éducation, volet dans lequel je veux bien m’investir.

Najwa Barakat : Pour ma part, je pense que ce qui pourrait remotiver les jeunes serait de juger les responsables et de récupérer les fonds détournés, comme il est écrit dans la Charte. Si un seul d’entre ceux qui ont profité du système est jugé, cela redonnera de l’espoir et remobilisera les troupes. Comment faire, comment monter un dossier solide, vers quelle instance internationale faut-il se tourner ? Voilà les questions qui m’occupent en ce moment.

Alexandre Najjar : Pour moi, la Charte donne un sens à la révolution. Elle doit être complétée par un volet économique, une feuille de route pensée par des économistes libanais et non par des cabinets de conseil étrangers. Le rôle de la justice est bien entendu primordial, tout comme le renouvellement de la représentation politique via des élections. La loi électorale devra être amendée par un système de quotas qui assurera une meilleure représentation des femmes. Mais il s’agira aussi de mieux contrôler le financement des campagnes électorales. Il faut s’organiser dès à présent pour les élections prochaines.

Élias Khoury : L’idée de la Charte à la rédaction de laquelle j’ai participé était de constituer un dénominateur commun à toutes les forces d’opposition qui étaient sur le terrain pendant la thawra. J’aurais personnellement préféré un texte plus radical mais on a essayé de construire un projet rassembleur. Sur le sujet de l’éducation, je rejoins complètement la position de Charif ; il est effectivement impératif de remédier à l’effondrement total de l’enseignement public dans toutes ses institutions, dont l’Université Libanaise. Il me semble également important de revenir sur une erreur politique essentielle de l’intifada : nous nous sommes laissé imposer un slogan, celui du « gouvernement des technocrates », slogan trompeur et vide de sens. Cette erreur a été corrigée dans la Charte où il est question d’un gouvernement de transition, indépendant des formations politiques actuelles, qui prendra en charge l’organisation d’élections législatives, prélude à une refondation de l’État. Il faut en finir avec le système actuel, il faut hâter la chute du régime. Il faut exiger à tout prix la destitution du président de la République. C’est lui qui maintient en survie ce régime pourri, il est la pierre angulaire de ce système corrompu et sans lui, tout s’effondrerait. Il faut en faire la cible prioritaire de notre bataille.

Cette Charte pose donc les prémices d’un programme qui reste à écrire. L’étape suivante est la mise en place rapide de groupes de travail pour transformer cette Charte en véritable plan d’action.

Propos recueillis par Georgia Makhlouf et Hind Darwish

Chacun d’entre vous a été impliqué dans la thawra, la révolution libanaise de ces derniers mois. Quel est votre état d’esprit par rapport à la situation actuelle ? Roger Assaf : Qu’est-ce qu’une révolution ? Est-ce que ce que nous avons vécu est réellement une révolution ? Je crois que oui, et je crois que cette révolution n’est pas terminée. Il faut distinguer...

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IL N,Y A QU,UNE SOLUTION. DES CANTONS A LA SUISSE POUR GARANTIR LE DEVENIR DE TOUTES LES COMMUNAUTES ET GARDER LE PAYS UNI. MAIS IL FAUT AVANT DESARMER LES MILICES DE BONGRE SINON DE MALGRE.

LA LIBRE EXPRESSION

12 h 57, le 30 août 2020

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  • IL N,Y A QU,UNE SOLUTION. DES CANTONS A LA SUISSE POUR GARANTIR LE DEVENIR DE TOUTES LES COMMUNAUTES ET GARDER LE PAYS UNI. MAIS IL FAUT AVANT DESARMER LES MILICES DE BONGRE SINON DE MALGRE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 57, le 30 août 2020

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