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Soustraire, diviser, retenir

Les comptes d’épicier occupent désormais la majeure partie de notre activité mentale et nous en sommes réduits à nous épuiser en calculs, entre dollars et « lollars », taux de change officiel et taux du marché noir, prix en carte de crédit, prix en chèque, prix en liquide local, prix en liquide dollars… au détriment de notre créativité, de notre productivité et de notre tranquillité d’esprit. Les banques, s’autoproclamant gestionnaires de budget au lieu d’avouer leur impuissance, dictent ce qu’on a ou n’a pas le droit de dépenser. D’aucuns se sont vu refuser un transfert étudiant parce qu’ « un master est un luxe, Madame » ou que « votre fille est capable de travailler, il n’y a pas de honte à servir dans un restaurant ». Certes, mais honte et fierté sont ici hors sujet. Vos enfants, vous vous êtes engagés à leur offrir le seul passeport valable dans un pays qui n’offre rien à ses citoyens : une éducation qui leur permette d’être mobiles et autonomes quoi qu’il arrive. Ces études, au Liban ou à l’étranger, sont la dernière étape durant laquelle ils ont encore besoin de compter sur vous. Les lâcher parce que les banques vous lâchent est un crève-cœur et un terrible désarroi. Les banques, vous leur avez confié les économies de toute votre vie active. Elles-mêmes les ont confiées à la BDL. La BDL s’en est servie pour engraisser le vide sidéral, l’incommensurable bêtise, l’avidité sans fond, l’ego sans limites et le sectarisme imbécile qui nous sert d’État.

Et vous soustrayez, et vous retenez, divisez, multipliez, vos doigts n’en peuvent plus de ne pas savoir ce qu’il y a dans vos poches. Cela si vous avez la chance d’avoir encore de quoi compter. Si quelqu’un s’en souvient, il fut un temps où l’on vous proposait un chewing-gum à la place d’une pièce de monnaie, quand il ne s’en trouvait pas dans la caisse. Désormais, le chewing-gum vaut plusieurs fois votre pièce qui elle-même ne vaut pas son coût en métal. Laissez tomber. Mais que quelqu’un dise enfin la vérité aux hérauts du « Liban fort » et de l’autoproclamée résistance, et où leur infatuation nous a menés. Tout se passe comme si, en plus de leur inaction et de leur attentisme, ils vivaient dans le déni ou l’illusion de voir encore quelque obole tomber dans leur escarcelle – un petit barrage, peut-être, à défaut de pétrole – en récompense de leur inutilité. La vraie question est : combien vaut le Liban aujourd’hui et qu’en ferait le plus offrant, si toutefois se présentait un « ponderator », un ange « peseur » d’âmes, pour en nommer la valeur ? Jamais ce pays n’a été aussi vulnérable, jamais nous ne nous serons sentis aussi nus.

Occuper les gens à compter, faire des enveloppes et puis recommencer parce que le budget ne tient plus la route ni pour le loyer, ni pour les écoles, ni pour la nourriture. Voilà comment on réduit la liberté de penser à sa part la plus congrue. Voilà comment on neutralise les élans, la rage de vivre, l’espoir, les rêves d’avenir, le dépassement de soi. Les conversations tournent autour du prix des choses, point. On voudrait bien refaire encore le monde, imaginer le pays équitable où nous aimerions vivre, nous écorcher la gorge à dénoncer la classe politique qui a trahi jusqu’à ceux qui lui mangeaient dans la main, mais non : je retiens, j’ajoute, je soustrais. On peut tailler quatre parts dans une pomme; mystère de la division, une pomme n’en reste pas moins une pomme. Cette période éprouvante de notre histoire nous aura au moins appris à interroger la valeur de l’argent. Le barrage inique de Bisri : 1,2 milliard de dollars pour acheminer des eaux polluées dans les robinets de Beyrouth que, de toute façon, avec la mafia des citernes, elles auront peu de chances d’atteindre. La sonde al-Amal, d’ingénierie émiratie, lancée en orbite de Mars lundi dernier : 200 millions de dollars. Pour une fraction de la somme allouée à Bisri, certains explorent l’espace, récoltent des données, font avancer la science. L’argent ne fait le bonheur que de ceux qui savent s’en servir pour justement créer du bonheur, donner de l’espoir, motiver, stimuler. À cette aune, nous autres Libanais ne serons jamais heureux. Mais nous savons que ce ne sont pas les capacités qui nous manquent. Nous savons que nous avons un réservoir de compétences qui peut nous permettre de réaliser toutes nos aspirations. Au lieu de compter des chimères, comptons les uns sur les autres, ne laissons pas se perdre notre humanité. L’énergie qui se trouve en nous est capable de faire sauter le couvercle de pouvoir fallacieux et de corruption qui nous étouffe. Alors, à défaut de sonder l’espace, nous pourrons au moins voir briller les étoiles.

Les comptes d’épicier occupent désormais la majeure partie de notre activité mentale et nous en sommes réduits à nous épuiser en calculs, entre dollars et « lollars », taux de change officiel et taux du marché noir, prix en carte de crédit, prix en chèque, prix en liquide local, prix en liquide dollars… au détriment de notre créativité, de notre productivité et de...

commentaires (2)

Magnifique état des lieux, je pense qu'ils vont nous trainailler jusqu'aux élections américaines avec l’espoir que toutes les épées qui leur pendent au dessus de la tête s'annuleront par miracle et qu'ils reprendront leurs malfaisance et crimes de plus belle. Prions pour la renaissance du Liban purgé de ses tumeurs et miasmes putrides.

Christine KHALIL

11 h 35, le 23 juillet 2020

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Commentaires (2)

  • Magnifique état des lieux, je pense qu'ils vont nous trainailler jusqu'aux élections américaines avec l’espoir que toutes les épées qui leur pendent au dessus de la tête s'annuleront par miracle et qu'ils reprendront leurs malfaisance et crimes de plus belle. Prions pour la renaissance du Liban purgé de ses tumeurs et miasmes putrides.

    Christine KHALIL

    11 h 35, le 23 juillet 2020

  • THAWRA ! MAIS UNE VRAIE THAWRA !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 15, le 23 juillet 2020

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