C’est un Liban en bien piteux état que le chef du Quai d’Orsay Jean-Yves Le Drian retrouvera à l’occasion de sa visite officielle qu’il doit effectuer à Beyrouth. Il pourra constater de près une réalité qui a atteint un tel degré de déliquescence à tous les niveaux, que nombre de Libanais regrettent l’époque du mandat français. Pourtant, le phénix n’a pas encore été irrémédiablement annihilé. La crise actuelle, aussi cauchemardesque soit-elle, ne saurait être pour le pays du Cèdre la fin de l’histoire. Le centenaire de la proclamation du Grand Liban a fait rejaillir à la surface les multiples épreuves non moins funestes que les populations successives de l’entité libanaise ont endurées à travers les siècles. Et à chaque séisme, le phénix renaissait de ses cendres. Pourquoi devrait-il cette fois faire défaut ? Encore faut-il avoir l’audace de mettre le doigt sur la plaie, sans complaisance, comme l’a fait le patriarche maronite Béchara Raï en rappelant une simple évidence, à savoir que la stabilité pérenne dans un pays pluraliste tel que le Liban ne saurait être assurée que par le biais d’un statut de neutralité.
La voie du salut pointée par Bkerké s’avère être à un tel point solidement fondée que l’initiative du patriarche maronite a provoqué l’ire du Hezbollah. Mais comme à son accoutumée, le parti pro-iranien s’abstient de monter lui-même au créneau pour réagir de manière frontale; il charge plutôt ses vassaux et ses alliés de s’adonner, à sa place, au sale boulot.
Au-delà de cette stérile gesticulation médiatique télécommandée par le parti de Dieu, la visite du chef de la diplomatie française à Beyrouth fournit l’occasion de remettre sur le tapis certaines vérités trop souvent oubliées, ou délibérément occultées. La première de ces vérités est l’essence même du pacte national de 1943 fondé précisément sur… la neutralité. Les pères de l’indépendance avaient alors conclu un gentleman’s agreement dont il ressort que pour consolider les assises politico-sociales du Liban qui venait d’acquérir son indépendance, les musulmans s’engageaient à renoncer à leur rêve chimérique d’union arabe ou syrienne, et en contrepartie les chrétiens s’engageaient à ne plus faire de suivisme à l’égard de l’Occident; d’où la formule « ni Orient ni Occident ».
La neutralité stipulée dans le pacte de 1943 a toutefois été bafouée à la fin des années 50 du siècle dernier, lorsque les leaders et les masses sunnites se sont laissé subjuguer par la politique nationaliste arabe dont Gamal Abdel Nasser s’était fait le porte-étendard, ce qui provoqua les troubles confessionnels de 1958.
Bien plus tard, à la fin des années 60, les États arabes devaient relancer le statut de neutralité du pays du Cèdre en convenant au sein de la Ligue arabe que le Liban devait être un pays de « soutien » dans le conflit avec Israël et non pas un pays de « confrontation » à l’instar de l’Égypte, de la Syrie et de la Jordanie. Dans la pratique, cette neutralité a été une fois de plus sabotée par l’implantation des organisations palestiniennes armées dont les débordements et les exactions déboucheront sur la guerre de 1975.
Ce sont ces violations répétées de la neutralité du Liban, stipulée dans le cadre du pacte de 1943, qui sont à la base, depuis les années 50, de la déstabilisation chronique que subit le pays. Et au stade actuel, le Hezbollah se livre à une nouvelle violation de cette neutralité en entraînant unilatéralement les Libanais, contre leur gré, dans les conflits de la région et en essayant d’ancrer le pays à l’orbite iranienne pour l’utiliser comme instrument de bataille dans la guerre ouverte avec les États-Unis et les pays du Golfe. Cette aventure guerrière dans laquelle le parti chiite est engagé a constitué le principal facteur qui a abouti à la profonde crise socio-économique et financière actuelle.
C’est dans un tel contexte qu’intervient ainsi la visite du chef du Quai d’Orsay au Liban. Jean-Yves Le Drian n’ignore évidemment pas la source du mal qui frappe le pays, de même qu’il n’est pas sans savoir où se situe le remède. L’ambassadeur de France Bruno Foucher l’a d’ailleurs très explicitement pointé du doigt lors de sa visite le week-end dernier au siège patriarcal maronite de Dimane. Il devait déplorer à cette occasion, en marge d’une marche dans la Vallée sainte, « l’isolement du Liban en raison de son absence de neutralité ».
À la veille de la visite de son ministre des Affaires étrangères, le message de l’ambassadeur français est on ne peut plus limpide. Tout aussi claire est la teneur de l’homélie que le patriarche Raï a prononcée dimanche soir à la basilique Notre-Dame de Harissa où il a résumé en quelques mots sa position concernant la crise existentielle à laquelle est confronté aujourd’hui le Liban : « L’alignement sur un axe déterminé a saboté l’État ; la neutralité, qui est une culture de vie, le sauvera. » Une petite phrase lapidaire qui pourrait très bien servir de feuille de route au chef du Quai d’Orsay lors de ses entretiens officiels à Beyrouth. C’est précisément à ce niveau, entre autres, que la France pourrait apporter un soutien décisif et très précieux au Liban.
commentaires (11)
Votre édito serait encore plus convaincant si vous ajoutiez que la neutralité avait été tout autant bafouée par les alliances des chrétiens avec Israël en 1978 et 1982. Le chemin de la neutralité est ardu et il nécessite de tendre la main à tous les Libanais, même ceux qui sont aux antipodes de ce que nous pensons. Je ne pense pas que Mgr Raï réussira ce que le Patriarche Hoyeck avait fait en 1920. Le Liban a changé et la majorité des Libanais ne se reconnaît pas en ce qu’il prêche, il nous faut une neutralité laïque qui appelle les religieux et les religions à rester dans leurs temples. Bien à vous
Alexandre Choueiri
06 h 50, le 23 juillet 2020