Je ne sais pas si tu t’en souviens. Quand tu étais plus jeune, six ou sept ans, sur le chemin du retour vers la maison, au niveau du Ring, un tag craché sur un mur tombé en décrépitude t’interpellait. « Partir, mourir, revenir, c’est le jeu des hirondelles. » Tu me demandais à chaque fois pourquoi un certain Mathieu avait choisi cette phrase, pourquoi l’avoir plantée ici, que voulait-elle bien dire. Et à chaque fois, avec le peu de mots que tu comprenais à l’époque, j’essayais de t’expliquer qu’en fait, cette formule résume à elle seule le destin de chacun de nous Libanais. Nous sommes des hirondelles, maintenant tu le sais. C’est le temps qui te l’a appris. Il t’a appris que, né du mauvais côté du monde, quelque chose, un jour, viendra invariablement secouer le nid que tu auras cru avoir construit à la sueur de ton front, et tu partiras. Tu perdras une partie de toi, tu mourras donc un peu, tu te battras contre l’appel du retour puis tu y succomberas et tu reviendras. Ne nous racontons pas de bobards. Voilà mon histoire. Aujourd’hui, c’est la tienne, puisque tu t’en vas.
Derrière vous
Bientôt, dès que les vols reprendront normalement, en dépit de la colère qui me ronge tout entière, j’irai de mes propres mains te pousser vers le premier avion. Tu jetteras un dernier regard sur les montagnes que l’aube aura enveloppées de rose, et alors que les mélodies surannées de Feyrouz t’accompagneront jusqu’à la porte d’embarquement, quelque chose hélas d’inexplicable te fracassera le cœur. Je connais ce sentiment, résistes-y. Ne refais pas les mêmes erreurs.
Dans la file d’attente, en compagnie de ton dérisoire passeport dont personne ne semble plus vouloir, tu observeras les gens autour. Comme toi, ils laissent derrière eux des photos de leur enfance sur des pianos muets, des chambres d’éternels adolescents, des rêves bercés par un chant de cigale, une grand-mère qui retourne sa tasse sur sa balancelle de montagne, un père qui a tout perdu, une famille éclatée en mille morceaux. Comme toi, ils laissent derrière eux un homme qui met fin à sa vie au milieu de la rue et qu’aucun hôpital ne veut accueillir, une femme qui supplie qu’on lui donne du lait, juste un peu, pas pour elle, pour son bébé. Un père de famille qui cherche de quoi manger au fond d’une poubelle que personne n’est venu vider, une mère qui chaque matin farfouille dans les recoins de son frigo vide et débranché.
Pauvre pays…
Comme ces visages inconnus mais si familiers, tu iras t’installer dans un petit studio où, « au moins », tu m’écriras : « Le courant électrique m’arrive sans interruption. » Au départ, la possibilité d’accorder des verbes au futur, l’idée de construire quelque chose, de payer des taxes, mais seulement pour recevoir en retour ; de poser une serviette sur une plage publique, d’aimer un homme si tu le souhaites, d’avoir foi en la loi, de réussir sans avoir à passer le moindre coup de fil, d’aller faire deux courses sans te ruiner, d’avoir une voix... Toutes ces choses banales te sembleront tellement bizarres. Mais très vite, je te l’assure, tu t’accommoderas de cette nouvelle vie, étrange et déconcertante de normalité, si bien qu’il n’y aura plus que ce drapeau collé au-dessus de ton lit et des ragoûts empilés dans ton congélateur pour te rappeler d’où tu viens.
Et quand tu évoqueras ce si vieux et lointain pays à tes nouvelles connaissances, ils poseront une main sur ton épaule avec une désolation teintée de pitié. Ils en parleront comme d’un pauvre pays, d’un berceau à milices, d’une tirelire pillée, d’un fief à vampires, et tu ne pourras hélas les contredire. Alors tu baisseras la tête et, de toutes tes forces, tu t’échineras à couper le cordon qui te lie à ce pauvre pays. Quant à moi, je continuerai à t’attendre, de Noël en été et d’été en Noël, avec au moins la consolation de te savoir loin de ce cauchemar sans fin. Et une triste certitude : nous avons la même histoire, mais contrairement à moi, tu ne reviendras pas.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
commentaires (7)
Triste vérité ???
Brunet Odile
00 h 40, le 14 juillet 2020