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Culture - La compagnie des films

Karim E. Bitar : On retrouve souvent dans le cinéma des indices des catastrophes à venir

« C’est en scrutant l’œuvre de certains cinéastes, les plus perspicaces d’entre eux, qu’on peut déceler ce qui nous attend », assure le directeur de l’Institut des sciences politiques de l’USJ, cofondateur et membre du conseil d’administration de Kulluna Irada.

Karim E. Bitar : On retrouve souvent dans le cinéma des indices des catastrophes à venir

Karim E. Bitar : « On a l’impression de vivre dans un mix de plusieurs dystopies vues au cinéma. » Photo DR

Il aurait pu aisément figurer dans la rubrique « La compagnie des livres ». Ce grand lecteur, également mélomane averti et amateur de peinture, a choisi de parler de cinéma « parce que cet art est celui qui englobe tous les autres », dit Karim E. Bitar. Et parce qu’il croit profondément au pouvoir subversif du septième art, à sa faculté à bousculer les idées reçues, à briser les préjugés, à faire réfléchir, discuter et rêver… Le politologue confie à L’OLJ son univers de cinéphile : entre classicisme (de ses icônes féminines notamment) et fascination pour les œuvres de réalisateurs « obsessionnels, perfectionnistes, maniaques, parfois mêmes obsédés sexuels ou pervers… ». Sans doute parce ce sont ceux qui explorent le mieux les tréfonds de l’âme humaine.

Que représente le cinéma pour vous ?

C’est une évasion, un bol d’oxygène et un art absolument fondamental parce qu’il rassemble des éléments de la plupart des autres arts : littérature, musique, peinture, philosophie… C’est, à mon sens, un art majeur. Chaque film de qualité auquel on assiste vient transformer notre vision du monde et nous transformer nous-mêmes. On n’est plus la même personne après avoir été bouleversé par un film.

Quel a été le déclencheur de votre passion pour le septième art ?

Cela s’est fait en trois temps. D’abord au tout début de l’adolescence, j’ai trouvé dans le cinéma une formidable échappatoire alors que je grandissais dans un Liban en guerre, soumis aux invasions, aux occupations, aux bombardements, au règne des milices et à l’insécurité permanente. J’ai le souvenir d’avoir découvert, au milieu du chaos et dans des conditions improbables, des dizaines de films, aussi bien des comédies légères que des classiques du cinéma français ou américain.

Ensuite, durant mes études universitaires en France, j’ai fréquenté assidûment les salles de cinéma du Quartier latin, et il m’arrivait souvent de sécher les cours pour voir deux ou trois films par jour. Finalement, au début de ma carrière professionnelle, j’ai travaillé pendant cinq ans au sein du groupe Canal+, principal financier du cinéma français et partenaire des César et du Festival de Cannes. C’était l’époque à laquelle Canal+ avait fusionné avec Universal Studios pour former le groupe Vivendi Universal.

Vous souvenez-vous de votre première émotion de cinéphile ?

Je dirais que c’est Vertigo d’Alfred Hitchcock quand j’avais 12 ou 13 ans. Cet homme amoureux d’une image m’a profondément marqué. C’est d’ailleurs une thématique que l’on retrouve dans Laura d’Otto Preminger, l’un de mes films préférés.

Quel est le genre de films que vous préférez et celui que vous n’appréciez pas du tout ?

Je suis de ceux qui pensent qu’un film doit d’abord s’appuyer sur un excellent scénario. Quels que soient le brio du réalisateur et le talent des acteurs, un film, c’est d’abord un scénario, une histoire, un script. J’aime beaucoup les films d’auteur lorsque « l’auteur » a suffisamment de recul et de modestie pour mettre son art au service d’une histoire, mais je décroche très vite lorsque je suis face à un prétendu « film d’auteur » nombriliste et prétentieux. Ce que je n’aime pas du tout, ce sont les exercices de style qui oublient le spectateur et qui oublient les problèmes du monde contemporain au profit de l’ego du réalisateur.

Quant au genre de films que j’apprécie, ce sont ceux qui explorent les tréfonds de l’âme humaine, pour le meilleur comme pour le pire. Dans le contexte dépressif actuel, encore plus qu’avant, j’ai une fascination particulière pour ce qu’on appelle les « films noirs » ou « néonoirs », les histoires de déchéance, de descente aux enfers, avec détective, femme fatale et images stylisées inspirées de l’expressionnisme allemand.

Depuis les précurseurs comme Joseph von Sternberg, en passant par Laura, Gilda de Charles Vidor, Double Indemnity de Billy Wilder et beaucoup d’autres, jusqu’à des films comme L.A. Confidential, The Last Seduction ou même Basic Instinct. Sharon Stone est une brillante actrice et il ne faut pas snober les blockbusters et les films populaires !

Plus généralement, j’aime certains films inclassables comme Monsieur Klein, Le Guépard, Pandora and the Flying Dutchman, Il Postino.

J’apprécie aussi les intrigues psychologiques, les huis clos, les ambiances à la Agatha Christie, les films politiques. Et même quand ils sont très mauvais, les films tournés à Venise, à Las Vegas ou sur la Côte d’Azur se laissent toujours regarder agréablement…

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Quel est le film que vous avez visionné le plus de fois ?

Certainement Casablanca, un film dont je ne me lasse pas et dont le making-of est en soi un roman. Un film réalisé en pleine guerre par des acteurs ayant fui le nazisme. Il faut voir à ce sujet l’excellent livre de l’historienne du cinéma et journaliste du New York Times Aljean Harmetz, Round Up the Usual Suspects : The Making of Casablanca, Bogart, Bergman, and World War II.

Celui que vous conseillez régulièrement à vos amis et proches ?

C’est un conseil un peu vicieux car le film est littéralement et délibérément incompréhensible : L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais, inspiré du livre d’Alain Robbe-Grillet. Certains l’adorent, d’autres le détestent, mais il ne laisse personne indifférent. Pour ma part, le film me fascine par son esthétique, son mystère, son cadre et aussi par le personnage de Delphine Seyrig. Peu de gens savent que cette formidable actrice était franco-libanaise, née à Beyrouth, ancienne élève du Collège protestant. Son père a dirigé l’Institut d’archéologie de Beyrouth. Elle fut aussi, au-delà de sa carrière d’actrice, une pionnière du féminisme français, une femme d’une intelligence redoutable.

Et celui que vous déconseillez absolument ?

L’adaptation au cinéma de Belle du Seigneur, le grand roman d’Albert Cohen. Le chef-d’œuvre littéraire est devenu un navet cinématographique, c’est une terrible épreuve que de subir ce film après avoir lu et aimé le livre. Jack Lang n’aurait jamais dû accepter d’y apparaître.

Qui sont vos réalisateurs préférés ?

Ils ont en commun d’être des obsessionnels, des perfectionnistes, des maniaques, parfois même des obsédés sexuels ou des pervers… Hitchcock et Kubrick sont pour moi les deux maîtres absolus. J’apprécie aussi, dans une moindre mesure, certains films de Polanski et de Woody Allen.

Parmi les treize films réalisés par Kubrick, le célèbre Orange mécanique est celui que j’apprécie le moins. Je préfère de loin Barry Lyndon, Dr. Strangelove, The Shining, Paths of Glory et Eyes Wide Shut.

Orson Welles est hors catégorie. Il fait partie de ces personnages « bigger than life », comme disent les Américains. Citizen Kane, The Magnificent Ambersons et The Trial sont des films qui résistent superbement à l’épreuve du temps. Ingmar Bergman et Federico Fellini sont également hors catégorie. J’ai aussi un très grand faible pour Max Ophuls et Frank Capra, auquel j’ai consacré une série de cinq émissions sur France Culture.

Chez les cinéastes français, mes préférés sont Claude Chabrol et François Truffaut, mais aussi Henri Verneuil que l’on prend parfois de haut, alors que son film Le Président est l’un des meilleurs films politiques. Parmi nos contemporains, François Ozon est l’un des cinéastes les plus talentueux de sa génération (Huit femmes est un film plein de charme et d’espièglerie), aux antipodes de ce que Truffaut appelait la « tristesse infinie des films sans femmes. »

Et les acteurs/actrices dont vous ne ratez aucun film ?

Ce sont les acteurs capables de surprendre et de se réinventer à chaque film. Je pense à Anthony Hopkins capable de jouer aussi bien le cannibale Hannibal Lecter dans la trilogie de The Silence of the Lambs, le valet de chambre réservé de Remains of the Day, mais aussi Othello, King Lear, Hitler, Nixon et, plus récemment, le pape Benoît XVI dans The Two Popes… Sa palette est impressionnante.

Je pense aussi à Ralph Fiennes, capable d’incarner Voldemort dans Harry Potter, le professeur à Columbia, Charles Van Doren, dans Quiz Show de Robert Redford, le patient anglais dans The English Patient, l’officier SS dans Schindler’s List, M dans certains James Bond, Monsieur Gustave dans Grand Budapest Hotel, et j’en passe… Fiennes est également un excellent acteur de théâtre. J’ai le souvenir de l’avoir vu jouer Hamlet à Broadway. Il suait et semblait en transe tellement il était imprégné du rôle.

Chez les actrices, Meryl Streep, Emma Thompson et Natalie Portman ont également un immense talent pour passer d’un rôle à l’autre…

On est aux antipodes de certains acteurs qui donnent le sentiment de jouer le même rôle d’un film à l’autre et qu’il ne s’agit même pas d’un rôle de composition ! Emma Watson est également brillante intellectuellement et très prometteuse.

Parmi les acteurs et actrices français, mes goûts sont assez classiques, la reine Deneuve et l’ogre Depardieu. Même Johnny Hallyday a reconnu dans une lettre découverte à titre posthume que Deneuve était encore plus rock’n’roll que lui ! Derrière sa froideur apparente, il y a le feu sacré.

J’aime aussi les clowns tristes, les acteurs comiques qui cachent une énorme souffrance, Jacques Villeret, inoubliable dans Le dîner de cons, hilarant au cinéma, alcoolique et malheureux dans la vie, mais aussi l’immense Robin Williams, qui finira par se suicider.

À quel héros de cinéma vous identifiez-vous le plus ?

Hmm, je sèche… Pour rigoler, je dirais Albus Dumbledore (NDLR : le directeur de l’école de sorcellerie Poudlard dans Harry Potter) car j’ai l’impression d’avoir beaucoup vieilli durant cette « annus horribilis » libanaise entre révolution, crise financière et coronavirus !

Votre réplique de film préférée ?

« Les cons, ça ose tout ! C’est même à ça qu’on les reconnaît », signée Michel Audiard dans Les Tontons flingueurs.

Quand avez-vous visionné le dernier film en salle et quel est-il ?

Lors de mon dernier voyage, quelques jours avant le début de la pandémie de Covid-19, j’ai été voir J’accuse de Roman Polanski. Ce n’est pas son meilleur film. J’avais été marqué adolescent pas un bon téléfilm sur l’itinéraire de Zola et sur l’affaire Dreyfus qui s’appelait Émile Zola ou la conscience humaine, et j’attendais sur ce sujet un chef-d’œuvre de Polanski. Ce n’en est pas un. Il a sans doute été aveuglé par cette idée on ne peut plus ridicule et scandaleuse de vouloir se poser en victime du système judiciaire à l’instar de Dreyfus.

Cinématographiquement, on est même très en dessous du Polanski de Frantic, de Death and the Maiden, de The Pianist, de The Ninth Gate ou de The Ghost Writer.

Avez-vous l’impression de vivre en ce moment un (mauvais !) scénario d’un film vu au cinéma ?

On a l’impression de vivre dans un mix de plusieurs dystopies vues au cinéma. Et l’impression de ne pas réaliser véritablement ce qui nous arrive. Il y a un côté kafkaïen. Ça me fait penser à Trial d’Orson Welles, à ces films sur l’extension du domaine de l’autoritarisme et de la surveillance… À V pour Vendetta, un film qui en dit long sur notre époque, où resurgissent les autoritarismes et la surveillance généralisée.

On est dans un monde de plus en plus dystopique et effrayant, et c’est peut-être en remontant dans l’histoire du cinéma, qu’on pourra trouver des pistes. Je pense par exemple à La Règle du jeu de Jean Renoir qui préfigurait un peu les drames de la Seconde Guerre mondiale.

C’est souvent dans le cinéma qu’on trouve des indices précurseurs, des signaux, qui annoncent les catastrophes à venir. Et c’est en scrutant l’œuvre de certains cinéastes, les plus perspicaces d’entre eux, qu’on peut déceler ce qui nous attend. C’est en cela qu’on peut considérer qu’un cinéaste qui est particulièrement en phase avec son époque est en quelque sorte un peu médecin (« Ce bon docteur Capra », disait François Truffaut de Frank Capra), un peu psychanalyste et un peu prophète…


Le top 5 des films de Karim Émile Bitar

– Casablanca, de Michael Curtiz

– Laura, d’Otto Preminger

– Sunset Boulevard, de Billy Wilder

– L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais

– Les tontons flingueurs, de Georges Lautner.

Il aurait pu aisément figurer dans la rubrique « La compagnie des livres ». Ce grand lecteur, également mélomane averti et amateur de peinture, a choisi de parler de cinéma « parce que cet art est celui qui englobe tous les autres », dit Karim E. Bitar. Et parce qu’il croit profondément au pouvoir subversif du septième art, à sa faculté à bousculer les idées...

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Concernant Delphine Seyrig et pour aller plus loin, sa tante Yvonne est enterrée au cimetière protestant français de Beyrouth, la tombe sera prochainement rénovée. Yvonne de Saussure était professeur au Collège Protestant Français. L'amphithéâtre du Collège Protestant Français porte toujours le nom de Delphine Seyrig. Quant à Henri Seyrig, le père de Delphine, protestant français de Haute-Saône, présenté comme directeur de l'actuel IFPO, il en est aussi surtout le fondateur.

Eglise Protestante Française au Liban

10 h 11, le 07 juillet 2020

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Commentaires (2)

  • Concernant Delphine Seyrig et pour aller plus loin, sa tante Yvonne est enterrée au cimetière protestant français de Beyrouth, la tombe sera prochainement rénovée. Yvonne de Saussure était professeur au Collège Protestant Français. L'amphithéâtre du Collège Protestant Français porte toujours le nom de Delphine Seyrig. Quant à Henri Seyrig, le père de Delphine, protestant français de Haute-Saône, présenté comme directeur de l'actuel IFPO, il en est aussi surtout le fondateur.

    Eglise Protestante Française au Liban

    10 h 11, le 07 juillet 2020

  • Karim Bitar est en lui-même une "palette impressionnante" de culture et d'humanisme. On est toujours assoiffé d'interviews de cet acabit. Aujourd'hui plus que jamais.

    Boustany Marie-Claude

    10 h 07, le 07 juillet 2020

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