Nous ne retrouverons pas de sitôt le Liban d’avant. Nous allons devoir nous adapter, au moins pendant quelques années, à une triste réalité : pertes massives d’emplois, baisse générale du niveau de vie, contrôle officiel ou officieux de nos capitaux. Plus nous mettrons du temps à accepter ce constat, à faire le deuil du Liban d’hier, plus il nous sera difficile de construire le Liban de demain. Beaucoup de Libanais semblent ne pas avoir encore pris conscience de l’ampleur de la catastrophe, ou l’attribuent à des causes exogènes. C’est, sans doute, l’une des raisons de notre apathie collective face à une situation qui se dégrade quotidiennement. Nous avons toujours tendance à penser que tout dépend de l’extérieur, de la géopolitique. La classe politique alimente cette lecture des événements car elle lui permet de ne pas faire face à ses responsabilités. On discute des heures durant des rumeurs d’une nouvelle guerre avec Israël – rumeurs qui viennent de sources qui semblent si informées qu’elles doivent avoir une ligne directe avec Benjamin Netanyahu ! – et l’on semble oublier que le pays n’a pas besoin d’un nouveau conflit pour s’autodétruire.
La configuration régionale, le bras de fer américano-iranien, la guerre en Syrie, l’afflux de réfugiés ont certainement compliqué la situation et réduit les marges de manœuvre du Liban. Mais ce n’est pas la géopolitique qui est à l’origine de notre descente aux enfers et ce n’est pas elle qui nous en sortira. À moins que le régime iranien ne s’effondre dans les prochaines semaines, que le Hezbollah décide de lui-même de rendre ses armes ou que des pays occidentaux ou arabes se rendent tout à coup compte que le Liban est essentiel à leur survie et se montrent par conséquent très généreux à son égard, aucune évolution sur la scène régionale ou internationale ne va permettre au pays du Cèdre de recevoir les milliards nécessaires, dans l’immédiat, pour le remettre à flot.
Le FMI est notre seul horizon. Un accord avec l’institution internationale permettra au Liban de débloquer des crédits, de financer des réformes structurelles et, surtout, de redevenir crédible auprès de la communauté internationale. Après des semaines de négociations et malgré l’urgence de la situation, nous en sommes encore au point de départ. Pourquoi ? Pas parce que le Hezbollah bloque les tractations ou parce que Washington refuse de débloquer des fonds. Mais parce que les autorités libanaises, c’est-à-dire le triumvirat gouvernement/Parlement/Banque du Liban, est incapable de s’entendre sur un plan de base pour entamer les négociations. De l’aveu même du FMI, qui a pourtant été confronté aux situations les plus difficiles, celle-ci est tout simplement inédite. Les autorités libanaises n’arrivent même pas à s’accorder sur le bilan des pertes. Les banques, la BDL et une partie non négligeable de la classe politique, parmi laquelle des parrains du gouvernement, essayent de saboter le plan proposé par ce même gouvernement, et pourtant reçu positivement par le FMI. L’enjeu de ce bras de fer au cœur du pouvoir : la répartition des pertes. Autrement dit, qui va payer la note, entre les banques et l’État.
Les négociations avec le FMI seront tout aussi compliquées par la suite. Quand l’organisation va demander un plan de réforme de l’électricité, les aounistes vont sans doute persister dans leur volonté de construire une centrale à Selaata, que tous les experts considèrent comme coûteuse et inutile. Quand elle va demander une réduction des dépenses publiques, tous les politiques qui survivent grâce au clientélisme risquent de s’y opposer. Quand elle va demander un contrôle plus strict de la frontière avec la Syrie, des ports et de l’aéroport, elle aura alors affaire au Hezbollah.
Une mobilisation massive
Chaque jour que l’on perd sans parvenir à un accord avec le FMI a un coût exorbitant et assombrit nos perspectives pour l’avenir. Sans accord, la livre va continuer de s’effondrer, le pouvoir d’achat de baisser, les entreprises de fermer, les conditions de vie de se détériorer. Combien de temps allons-nous encore regarder le pays être pris en otage par les intérêts de quelques-uns avant de réagir? Qu’attendons-nous pour nous réunir massivement, dans l’esprit du 17 octobre, pour faire pression sur le gouvernement, sur le Parlement, sur la BDL et sur les banques pour que les générations futures ne soient pas à leur tour sacrifiées en raison de nos erreurs ou de notre inertie ? Les Libanais sont fatigués. Profondément. Cela fait des décennies que tout cela dure, et l’année a été particulièrement rude. Beaucoup ne comprennent pas les enjeux de la situation actuelle, le plus souvent car elle leur est mal expliquée. Beaucoup considèrent qu’ils ne peuvent plus rien faire, que la bataille est déjà perdue. Beaucoup se demandent en qui ils peuvent encore avoir confiance et sur quoi la mobilisation devrait aujourd’hui se concentrer.
Les nouveaux clivages sur la scène politique ne sont pas clairs, ce qui contribue à compliquer un peu plus toute prise de position. Il y a un gouvernement composé à la fois de personnalités proches du 8 Mars et de technocrates proches de la société civile. Il y a au sein de cette alliance du 8 Mars des divergences majeures sur la question des réformes à entreprendre, ce qui fait que les partis qui ont parrainé le gouvernement passent le plus clair de leur temps à le critiquer. Il y a une opposition parlementaire qui s’est montrée jusqu’ici incapable de présenter une alternative sérieuse. Et il y a, enfin, une société civile divisée, incapable de s’organiser et de faire entendre sa voix sur ce que doivent être les priorités pour gérer la crise.
Ces priorités, elles sont pourtant matraquées par tout ce que le pays possède d’experts sérieux depuis des mois : une loi sur le contrôle des capitaux, une dévaluation officielle de la livre, un accord avec le FMI qui prévoit notamment une restructuration du système bancaire et plusieurs grandes réformes structurelles, au premier rang desquelles figure celle de l’électricité.
Mais comment mobiliser la population sur des thématiques aussi techniques ? On fait la révolution pour se débarrasser des Syriens, pour conspuer la classe politique, pour rompre avec le confessionnalisme, mais pas pour demander l’intervention du FMI et la cure d’austérité qui va l’accompagner. C’est pourtant la seule solution pour sortir la tête de l’eau : une mobilisation massive, pluricommunautaire et n’ayant pour seul mot d’ordre que de réformer au plus vite.
Il sera temps ensuite d’organiser des élections, de définir clairement le Liban que nous voulons, de poser la question des armes du Hezbollah et de se débarrasser de toute la classe politique. Mais à vouloir s’attaquer dès maintenant à ces problématiques, qui ne peuvent être résolues à court terme, nous accélérons le naufrage du navire libanais. Faut-il que nous ne puissions plus manger de viande, que nous n’ayons plus du tout d’électricité, d’emploi ou de salaires, pour enfin nous révolter ? À quel point faut-il que la situation se dégrade encore avant d’enfin nous réveiller ?
commentaires (14)
Il semble que le blocage ne vienne pas d'un 'désaccord' sur le montant des pertes mais de la peur d'un audit de la BDL et des banques qui révélerait qui a croqué. Les banques et une partie de la classe politique bloquent le processus pour cette raison semble-t-il. Ceux qui poussent à la roue de l'audit sont soit hiors du système bancaire (c'est le cas du Hezbollah par exemple qui était interdit de banque par les Américains et donc passait sans doute par d'autres circuits), soit honnêtes. Je pense au PM qui se fait taper dessus par les corrompus enragés. Lire d'ailleurs ce papier paru ce matin dans le Times https://www.thetimes.co.uk/article/5725faae-bc68-11ea-84a6-a03a9956ea0a?shareToken=389211767a74d48ca76675d3f1528cb3
Marionet
20 h 50, le 03 juillet 2020