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Culture - Photographie

Walid Nehmé, voyeur de l’intime

Chacune de ses images est une grenade dégoupillée. D’apparence placide comme son noir et blanc de prédilection, l’œuvre du photographe démarrée il y a seulement deux ans réussit le pari de déchiffrer l’intime tout en jouant du rapport entre photographe et sujet.

Walid Nehmé, voyeur de l’intime

Walid Nehmé. Photo Myriam Boulos

En débarquant sur la page d’accueil du site web de Walid Nehmé, une image en noir et blanc interpelle. Dans un miroir vertical, on croit deviner un corps androgyne à la musculature sèche et contractée, rendu davantage étrange par une lumière tout en clair-obscur et dont on ne discerne ni le visage ni l’identité, si bien qu’on se demande s’il s’agit du reflet d’une personne ou d’une vision éphémère, d’un spectre de passage ou même d’un nu sorti de la Renaissance. Au-dessus de l’image en question, sous le nom de l’artiste, on peut lire « Voyeur de l’intime. » Mises en parallèle, cette description et la photo résument à elles seules la démarche de cet artiste dont l’œuvre interroge l’intimité du corps, tout en « mettant une certaine distance entre moi et mes sujets », dit-il, en insistant sur le fait que « lorsqu’on en sait trop sur quelque chose, on finit par ne plus y être intéressé ».


Une photo tirée de la série « Nobody Owns the Beach » de Walid Nehmé. Photo DR


Parler peu pour observer plus

Lorsque l’on parcourt, ensuite, ses multiples séries, ces silhouettes dévorées par le soleil du Cap-Ferret (sud-ouest de la France), ces peaux qui s’entrelacent dans la nuit libanaise, ces corps en débâcle lors de la révolution d’octobre, ou, plus récemment, le projet Nobody Owns the Beach, sorte de documentaire intime à propos de la désintégration de la côte beyrouthine, on pourrait croire que Walid Nehmé a été biberonné à la photo. Erreur. « J’ai grandi dans un village au Sud-Liban, avec une éducation occidentalisée qui m’a mis de facto à l’écart de mon entourage. Isolé, je me suis mis à prendre en photo tout ce que je voyais, mais quelque chose manquait cruellement à mon paysage visuel : la sexualité », se souvient-il. Atterrissant à Beyrouth un peu comme un ovni, il décroche une bourse de l’American University of Science and Technology (AUST) où il exerce aussi en tant que photographe pour les événements de l’établissement. Là, au milieu de cette ville qu’il déchiffre de tous ses sens, Nehmé confie qu’il a toujours préféré le silence, choisissant de « rester en marge et de parler peu pour mieux observer ». Diplôme d’arts de la communication en poche, le jeune homme au regard irisé s’égare à Dubaï sur les voies d’une carrière dans la publicité et la musique qui, confie-t-il, « m’a très vite désillusionné ». Et de rajouter : « J’avais besoin d’intensité. À Dubaï, j’avais l’impression de ne plus rien ressentir, et cela me pesait. » Si ce manque ramènera Walid Nehmé à son pays natal où il fera fleurir son art par la suite, c’est surtout la rencontre décisive avec la photographe Myriam Boulos qui sera une sorte de révélation : « À l’époque, j’avais déjà développé ma photo, mais je me cherchais aussi. Myriam a décelé quelque chose dans mon travail que je ne voyais pas, elle me parlait souvent de cette distance entre mon œil et mon sujet. Ses conseils m’ont fait l’effet d’un déclic. » Sans le moindre plan, si ce n’est celui de donner libre cours à son objectif, le photographe rentre à Beyrouth en décembre 2019, à l’heure où le pays vit de profondes transformations sociales. « C’était le moment parfait pour moi qui manquais d’inspiration », sourit-il.


Une photo tirée de la série « Nobody Owns the Beach » de Walid Nehmé. Photo DR


Le bal des corps...

Dans ses bagages, Walid Nehmé empile deux ans de clichés photographiques, glanés entre Dubaï, Berlin et la France. À ceux-ci, il rajoute sa série (en cours) Nobody Owns the Beach. « J’ai toujours été obsédé par la mer. En rentrant au Liban, je me suis longtemps demandé où je pourrais aller me baigner. De cette question banale, j’ai eu envie de documenter le côté beyrouthin qui, malgré son urbanisation effrénée, et grâce à la résilience de certains nageurs, restera un refuge. En dépit de tout, la mer continuera d’être un lieu fédérateur », décrit-il. Le bal des corps qui trament les photos de Nehmé le prouve. Éternellement en noir et blanc, ces garçons auxquels l’artiste s’est intéressé, « sans doute pour compenser le temps perdu lors de mon adolescence au Sud », pense-t-il, semblent en effet s’emparer de cette mer, par un simple saut de l’ange ou une dérisoire acrobatie sur un rocher. Mais par-delà ce projet en particulier, que ce soient ses images prises au bout de la nuit, celles des inconnus qu’il a croisés dans les rues de Berlin, les portraits d’une muse, Sonja, ou celles qui constituent sa série A Feast in the Arms of the Gods, foultitude de nus entortillés qui flottent quelque part entre jour et nuit, entre présent et relents de souvenirs, chacune des photographies de Walid Nehmé résonne comme une grenade dégoupillée. Utopique parce que ne s’inscrivant dans aucune temporalité – « C’est sans doute l’effet noir et blanc duquel je ne peux me détacher », dit l’artiste. Félines, charnelles mais jamais pornographiques, ludiques et déroutantes, elles sont d’autant plus subversives qu’elles jouent du rapport entre lui et ses sujets. D’un côté, le photographe est imminent, présent, semblant frôler ces peaux granulées qui se déplient et se déploient dans ses cadrages serrés. D’un autre, et même quand il se met lui-même en scène, comme sur cette puissante photo de lui, frontal, posant nu à côté d’un homme plus âgé, l’artiste réussit la prouesse de disparaître à la faveur de son sujet. Est-ce par crainte de trop se dévoiler ? Par peur de gâcher le moment ? Ou est-ce un jeu qui consiste à montrer, au compte-gouttes, un personnage qu’il se serait choisi ? Walid Nehmé préfère répondre de la sorte : « En refusant de saisir un moment qui se présente sous nos yeux, on ne risque pas de le perdre. On ne perd pas ce qu’on a refusé de posséder… »

En débarquant sur la page d’accueil du site web de Walid Nehmé, une image en noir et blanc interpelle. Dans un miroir vertical, on croit deviner un corps androgyne à la musculature sèche et contractée, rendu davantage étrange par une lumière tout en clair-obscur et dont on ne discerne ni le visage ni l’identité, si bien qu’on se demande s’il s’agit du reflet d’une personne ou...

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