Critiques littéraires Pléiade

Kessel, inlassable plongeur au cœur des failles secrètes des hommes

Romans et récits (2 volumes) de Joseph Kessel, Gallimard, « La Pléiade », 2020.

Le grand Joseph Kessel, que tous ses amis appelaient « Jef », fait son entrée dans la prestigieuse collection de « La Pléiade » chez Gallimard. L’occasion de replonger dans les tumultes du siècle que le romancier-reporter aborde avec l’appétit du grand voyageur et les secrets d’un homme tourmenté. Les grandes figures ne vieillissent pas.

Kessel, inlassable plongeur au cœur des failles secrètes des hommes

© AFP

Gide aurait été certainement surpris qu’un jour Joseph Kessel reçoive les honneurs non pas de la gloire littéraire – car il l’a eue de son vivant – mais du sacré patrimonial qu’offre pour un auteur la publication en « Pléiade », cet Olympe des écrivains. Même s’ils avaient révisé leur jugement, Gide, Paulhan et d’autres ne voyaient au départ chez Kessel qu’une sorte de reporter malin qui avait trouvé le moyen de transformer ses nombreux reportages qui le faisaient barouder partout sur la planète en romans un peu « faciles ». D’une pierre, deux coups… C’était se tromper, bien sûr. Les romans sont restés. Passant de mains en mains et de générations en générations. Et à les lire, on perçoit le fort souci de leur composition ainsi que l’emploi précis des mots, en un mot la justesse du propos à quoi on reconnaît un bon écrivain. « Ils étaient sur les lignes de front. Entre la brume et le sol il y avait une sorte de couloir fuligineux où l'avion s'engouffra de plein jet », écrit Kessel dans un de ses premiers romans, L’Équipage, en 1928. C’est précis, tenu et allusif en même temps. Le lecteur peut commencer son travail qui consiste à faire travailler son propre imaginaire.

Peut-être qu’avec le temps les mots de Kessel ont pris une force et une épaisseur qui les ont affranchis de l’histoire du temps présent. Le Lion, La Piste fauve, Les Cavaliers, Makhno et sa juive, Tous n’étaient pas des anges, soit des chasseurs, des guerriers, des aviateurs, des marins, soit des aventuriers de tous poils qui ont soif d’action et de rencontres. On aime partir et embarquer avec eux. Mais ce qui saute aux yeux quand on lit ou relit les romans de Kessel qui nous avaient enthousiasmés plus jeunes, c’est surtout cette intuition consolatrice de penser que la vie n’est jamais fermée. Au gré d’un hasard, d’un événement ou d’une rencontre, tout peut arriver.

Faudrait-il ranger Kessel une fois pour toutes sur l’étagère des écrivains-voyageurs ? Avec Monfreid, avec Loti, avec London ? Les choses ne sont pas si simples. Kessel est en fait certainement plus proche de Malraux, c’est-à-dire que derrière les faits homériques et les théâtres d’opération qui se multiplient dans ses écrits, pointe toujours dans ses livres et même dans ses reportages un profond questionnement sur l’homme. « Alors j'ai connu la vraie peur. J'ai eu peur jusqu'à la moelle, jusqu'à l'âme. Cette peur-là ne peut plus se calmer. Jamais. C'est fini. Elle pousse. Elle grandit. Elle vous dévore. » Une telle phrase extraite du Lion est de celles qui font basculer le roman d’aventure dans une autre dimension qui est celle d’un questionnement existentiel. C’est tout Kessel : plus le décor est vaste, mieux l’homme plonge au cœur de ses failles secrètes.

Redécouvrir Kessel pour comprendre que ses romans n’aspirent qu’à scruter l’intime. Même au cœur des déserts, des montagnes, des mers, ses héros mènent toujours la même quête, celle d’une interrogation sur le sens d’un destin individuel et la recherche d’une possible fraternité. D’un espoir, pour parodier Malraux.

Vivifiante est la lecture de Kessel, si humaine. Une main, celle du conteur exceptionnel qu’il est, nous est tendue pour nous engager sur les vastes chemins de la découverte du monde et de nous-mêmes.

Ces deux volumes de « La Pléiade » qui sont magistralement présentés, annotés et commentés par Serge Linkès, ont aussi l’intelligence de laisser la place à côté des « grands romans » au travail de reporter et de scénariste de Kessel avec des documents inédits. On y voit un homme à l’œuvre et un siècle en perpétuel mouvement.

Pour l’achat des volumes « Pléiade », près de 4000 pages en tout, est offert l’album Kessel dirigé par Gilles Heuré, une mine pour ceux qui veulent connaître plus intimement le grand « Jef », cet homme que peut-être seule sa propre légende pouvait écraser. On le découvre reporter et écrivain bien évidemment mais aussi acteur, scénariste, résistant, grand buveur, grand amoureux, plus fragile et tragique qu’on ne le pensait, atteint comme tout un chacun par les drames familiaux et le poids de la vie. Génie humain.

Gide aurait été certainement surpris qu’un jour Joseph Kessel reçoive les honneurs non pas de la gloire littéraire – car il l’a eue de son vivant – mais du sacré patrimonial qu’offre pour un auteur la publication en « Pléiade », cet Olympe des écrivains. Même s’ils avaient révisé leur jugement, Gide, Paulhan et d’autres ne voyaient au départ chez Kessel...

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