«Ce Liban, s’il n’était d’abord liberté, ne serait rien. Nous nous sommes faits par une permanente complicité avec tout le vaste monde ; nous sommes le produit d’une universelle conjuration des pensées et des richesses des peuples. C’est ce qui fait l’originalité et l’authentique grandeur de notre mission. Notre destin, si nous ne voulons pas trahir notre vocation, est de maintenir les communications ouvertes. Et ne nous demandez pas de nous emmurer avec vous ! »
Ces quelques lignes sont tirées de l’éditorial de Georges Naccache paru dans l’édition de L’Orient datée du 9 mars 1950. Elles étaient adressées au Premier ministre syrien de l’époque Khaled el-Azm. Georges Naccache évoquait alors « la rupture psychologique » entre le Liban et la Syrie, relevant que « deux conceptions de vie, deux philosophies – et deux attitudes – ont créé entre le Liban et la Syrie de 1950 une incompatibilité d’âme… ».
Soixante-dix ans plus tard, ces propos demeurent d’une brûlante actualité. Il suffit de remplacer la Syrie par l’Iran et Khaled el-Azm par le directoire du Hezbollah. Soixante-dix ans plus tard, en se livrant à une facile extrapolation, cet éditorial pourrait refléter sans complaisance le conflit existentiel qui oppose de très larges pans de la société libanaise au parti chiite pro-iranien. « Deux conceptions de vie, deux philosophies » les séparent en effet et entretiennent jour après jour une rupture psychologique sur la scène locale.
L’inqualifiable épisode du juge des référés de Tyr, concernant l’ambassadrice américaine Dorothy Shea, apporte un nouvel élément à cette réalité. Il est difficile de croire en effet que la démarche du juge en question a été un acte isolé et qu’il n’a pas été, en toute vraisemblance, commandité par le Hezbollah. Sa portée dépasse, de fait, largement le contexte du simple bras de fer politique, aussi important soit-il, entre les deux parties concernées.
Les expériences passées ont montré que les dirigeants du « parti de Dieu » sont d’excellents joueurs d’échecs. À ce titre, ce qui pourrait paraître comme une déplorable erreur judiciaire serait en réalité un très habile « coup » joué sur l’échiquier local dans le but d’atteindre trois buts : riposter aux déclarations de l’ambassadrice Shea tout en marquant un point dans l’épreuve de force avec l’administration Trump ; intimider davantage les médias et la presse pour juguler dans la mesure du possible les critiques grandissantes visant « l’axe de la résistance » ; et, surtout (et c’est là le volet essentiel), faire un pas supplémentaire (et non des moindres) dans l’entreprise de sape systématique de l’autorité et du prestige des institutions étatiques, à tous les niveaux.
En prenant de la hauteur et à partir d’une position de recul, il n’est pas difficile de relever que la stratégie du Hezbollah depuis de nombreuses années est de se lancer régulièrement dans des initiatives ou des actions ponctuelles qui fragilisent et déstabilisent l’État central, sans pour autant provoquer son effondrement total. Son objectif paraît être de maintenir une situation d’instabilité chronique et permanente afin d’empêcher l’émergence d’un pouvoir crédible et efficace, conformément au principe des vases communicants, bien connu en physique : plus l’État se renforce, plus le mini-État s’affaiblit, et vice versa.
Dans un tel contexte, un constat amer devrait être fait… Le régime de Michel Aoun était appelé à mettre en place une « présidence forte » capable d’engager le pays sur la voie du redressement et des réformes durables. Force est d’admettre aujourd’hui que celui qui a le plus contribué à saper de manière sournoise le régime Aoun est le parti qui était perçu comme son principal soutien, en l’occurrence le Hezbollah qui n’a raté aucune occasion pour saboter la crédibilité du pouvoir et les opportunités de sauvetage. « Préservez-moi de mes alliés, mes adversaires je m’en charge », doit se dire avec désolation le chef de l’État.
Plus grave encore, le dérapage contrôlé, et sans doute télécommandé, auquel s’est livré le juge des référés de Tyr reflète par ricochet le clivage qui ne cesse de se creuser entre « deux conceptions de vie » (pour reprendre les termes de Georges Naccache), deux visions du Liban et de sa vocation dans cette partie du monde. Au Hezbollah qui s’obstine à vouloir nous « emmurer » dans le carcan de ce qu’il décrit avec pudeur comme « le marché de l’Est », les autres composantes du tissu social libanais opposent une volonté non moins déterminée de rester attachées au slogan « Liban d’abord », à l’ouverture sur « le vaste monde ».
Indépendamment du bras de fer entre l’administration Trump et l’axe Téhéran-Damas, le conflit oppose aujourd’hui au Liban ceux pour qui la priorité est de défendre le régime sanguinaire de Bachar el-Assad et d’adopter comme modèle les gardiens de la révolution iranienne d’une part, et de l’autre ceux dont la priorité est de « reconstruire la maison libanaise » et, surtout, d’instaurer une paix civile durable pour permettre à la population de mener une vie tout simplement digne et… normale. Encore faut-il, à cet effet, que toutes les factions locales prennent soin de jouer sur le seul terrain libanais.
commentaires (6)
Et vous avez ENCORE des idiots qui veulent nous faire croire que le Liban est menace par son voisin du Sud. Non mais cette rengaine est lassante. Juste pour rappel, jusqu'a 1969 (signature du fameux accord du Caire), la frontiere du Sud etait la plus calme. Lorsque l'Etat a abdique son autorite au profit des palestiniens, les choses ont alors changees. Chaque provocation palestinienne a cree une riposte Israelienne. Donc, suffit de jouer avec les allumettes.
IMB a SPO
15 h 44, le 30 juin 2020