Déjà orpheline du financier Henri J. Chaoul, membre du collectif issu de la société civile Kulluna Irada, l’équipe de représentants libanais qui doivent convaincre le Fonds monétaire international de débloquer une assistance financière pour contribuer à redresser le pays devra, sauf surprise, également poursuivre les discussions sans le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani. Le haut fonctionnaire a en effet annoncé hier, lors d’une intervention au Club de la presse à Beyrouth, qu’il souhaitait quitter non seulement son rôle au sein de l’équipe des négociateurs désignés par l’exécutif, mais aussi son poste de directeur général du ministère des Finances qu’il occupait depuis 2000. La nouvelle avait été révélée plus tôt dans la journée par le ministre des Finances, Ghazi Wazni, qui a indiqué dans un communiqué avoir reçu la lettre de démission d’Alain Bifani. « Je n’ai pas l’intention de revenir sur cette décision », a assuré le numéro deux du ministère, refusant de spéculer sur ce qu’il pourrait décider de faire dans le cas où sa démission était refusée par l’exécutif.
La réunion entre les négociateurs libanais et les cadres du FMI prévue hier après-midi a été décalée à demain. Il s’agit du 16e rendez-vous depuis le début officiel des négociations, le 13 mai dernier. Les discussions se sont articulées en fonction des bases posées par le plan de redressement élaboré par l’exécutif et adopté fin avril. Un document de travail contesté par les parlementaires qui se sont alignés sur la position des banques, de la Banque du Liban ainsi que d’une partie du secteur privé, mais qu’Alain Bifani a défendu bec et ongles lors de son intervention devant un parterre de journalistes et sous les yeux d’Henri Chaoul – qui s’est de son côté refusé à tout commentaire.
« Impasse »
Le haut fonctionnaire n’a en revanche pas hésité à asséner clairement les raisons de son départ. « Nous sommes dans une impasse (...) J’ai choisi de démissionner car je refuse d’être le complice ou le témoin de ce qui se passe », a ainsi martelé le numéro deux du ministère des Finances lors de son intervention, ajoutant qu’il restait « très peu de temps » pour redresser la situation économique. « Nous sommes face à un problème qui peut ramener 5 millions de Libanais des années et des années en arrière (…) On ne peut plus reporter les pertes et les solutions à mettre en œuvre pour les combler », a-t-il encore précisé, lors de la séance de questions/réponses qui a suivi son intervention.
Alain Bifani s’en est également pris, sans les nommer, à ceux qu’il estime aussi bien responsables de la crise que des difficultés rencontrées par le Liban pour faire avancer les négociations avec le FMI. « Aujourd’hui, les intentions de tous ceux qui ont fui leurs responsabilités sont apparues au grand jour », a-t-il déclaré. « Les forces de l’injustice se sont liguées pour faire avorter le plan de sauvetage économique du pays (…) Le conflit qui fait rage aujourd’hui oppose les détenteurs d’intérêts aux victimes de ce système et ceux qui œuvrent au changement », a-t-il encore affirmé.
« Plus on perdra de temps, plus le pouvoir d’achat des Libanais va diminuer, et plus la pauvreté et le chômage vont augmenter », a-t-il encore prévenu, jugeant que « le cercle vicieux » dans lequel se trouve le pays actuellement aurait pu être « rompu » si les choses avaient avancé plus vite. L’économie du pays, exsangue, fait en effet face à une grave crise de liquidités en devise qui a contribué à déprécier la livre par rapport au dollar, entre autres effets secondaires.
Le haut fonctionnaire a en outre estimé que le gouvernement n’avait pas suffisamment défendu son plan de redressement, qu’il a décrit comme un « programme de sauvetage complet » visant à « répartir équitablement les pertes » entre toutes les composantes de la société. « Aujourd’hui, il a été confirmé que nos chiffres et notre approche sont corrects », a-t-il ajouté, regrettant ce qu’il a assimilé à une campagne de désinformation visant à décrédibiliser le plan en jouant sur la peur.
Retour sur les chiffres
« On a appelé ce plan le plan du haircut (ponction dans les dépôts), et c’est un mensonge », a encore constaté Alain Bifani, avant de souligner que la combinaison des restrictions bancaires sur les comptes en devise et de la dépréciation de la livre par rapport au dollar constituait de fait une ponction des dépôts, surtout en l’absence de loi régulant les mesures adoptées illégalement. Il a en outre considéré que la dégradation de la situation provoquée par la gestion défaillante de la crise par les autorités au courant des derniers mois avait profondément modifié les paramètres (taux livre/dollar, montants des dépôts dans les banques, etc.) sur lesquels les auteurs du plan s’étaient basés pour l’élaborer.
Revenant sur le sujet des pertes, le haut fonctionnaire a estimé qu’elles s’élevaient à 61 milliards de dollars, en déduisant le montant des réserves en or (16 milliards de dollars environ, selon les derniers chiffres de la BDL). Pour les couvrir, le plan prévoit de récupérer 10 milliards de dollars en recouvrant des fonds détournés à l’étranger ; 20 milliards de dollars récupérés sur les intérêts bancaires perçus « de façon non explicable » (il s’agit dans le plan des intérêts générés à partir de 2016, soit la première année au cours de laquelle la BDL a lancé ses opérations d’ingénieries financières, NDLR) ; et garder au bilan de la banque centrale un montant de 15 milliards de dollars de pertes qu’elle devra elle-même compenser dans l’avenir, comme le lui permettent les prérogatives de sa mission.
À ces montants s’ajoutent 13 milliards de dollars qui représentent les fonds propres des banques et ceux de la BDL, ce qui limite les pertes restant à combler à un total de 3 milliards de dollars, que le gouvernement serait alors amené à ponctionner sur les dépôts bancaires, via un bail-in spécifique. Ce dernier consiste à convertir une partie des dépôts bancaires en prise de participation dans un fonds de recouvrement (et non des banques comme cela avait été un temps suggéré), qui servira donc à terme à rémunérer les déposants ponctionnés. Les 3 milliards de dollars en question, selon Alain Bifani, « ne dépassent pas les 13 % du montant total de dépôts bancaires supérieurs à 10 millions de dollars », et dont le nombre n’atteint « que 963 comptes, sur les 2,7 millions de comptes bancaires » enregistrés au Liban. Alain Bifani a de plus assuré que selon lui, « depuis fin 2018, 18,3 milliards de dollars ont été retirés des banques », sans compter les intérêts décaissés.
Dans son plan, le gouvernement a estimé les pertes brutes totales à 177 mille milliards de livres, pour des pertes nettes de 121 mille milliards de livres, en considérant un taux de change à 3 500 livres pour un dollar, le taux utilisé dans le plan du gouvernement (en retranchant notamment le capital détenu et les dettes de la BDL vis-à-vis des banques, notamment les certificats de dépôts).
« Attaques hostiles »
Alain Bifani a ensuite pointé du doigt la responsabilité des banques qui ont prêté de l’argent durant des années à l’État contre d’importants taux d’intérêt sans gérer un risque pourtant bien identifié, et qui refusent aujourd’hui d’en assumer les conséquences comme le dicteraient les principes du système libéral qu’ils défendent. S’agissant du cas de la BDL, Alain Bifani a regretté que l’audit que l’exécutif a annoncé fin avril n’ait toujours pas été lancé, entre autres arguments. Il a par ailleurs jugé que sa démission pouvait à ce stade provoquer un « choc positif » pour débloquer les négociations, qui sont restés figées sur la question des pertes depuis plusieurs semaines.
Réagissant à cette offensive, l’Association des banques du Liban a indiqué dans un communiqué publié en soirée qu’elle allait « réfuter dans les prochains jours toutes les fausses allégations » énoncées par Alain Bifani, qu’elle a accusé d’avoir multiplié les « attaques hostiles » à l’encontre du secteur. Souhaitant éviter de prendre part à un débat « inutile », l’ABL a de plus appelé à « concentrer les efforts » sur des solutions pour sortir le pays de la crise. L’association a enfin considéré qu’Alain Bifani avait « reconnu » que les pertes des banques étaient plus proches de celle quantifiée par la sous-commission parlementaire chargée par les députés de réviser les estimations du gouvernement en changeant d’approche. L’organisation n’a toutefois pas explicitement indiqué à quel élément de l’intervention d’Alain Bifani elle faisait référence.
La démission du haut fonctionnaire a en tout cas été qualifiée de « choc » par plusieurs sources travaillant au sein d’organisations internationales. Dans un tweet, le coordinateur de l’ONU au Liban, Jan Kubis, a regretté la démission de M. Bifani, « un expert de renommée internationale ». « Il s’agit d’une perte pour le Liban alors que le pays traverse une crise générale qui empire rapidement et alors que la directrice générale (Kristalina Georgieva) du FMI ne voit pas de percée dans les négociations » avec les autorités, a souligné le diplomate sur son compte Twitter. Le FMI, qui a appelé à plusieurs reprises en juin le Liban à ne plus perdre de temps, n’avait pas encore réagi hier soir à l’annonce de la démission.
commentaires (17)
Que les personnes qui ne connaisent pas personnellement Alain Bifani sa probité et le travail colossal qu’il a entrepris a la direction de finances, malgré embûches et menaces s’abstiennent de tout commentaire. Je répète, il a défendu les intérêts du pays comme personne et je suis ravie de sa démission; ce pays de voyous ne le mérite pas. S’il a tenu 20 ans c’est pour se battre jusqu’au bout. L’audit de l’Etat libanais c’est LUI qui l’a effectué... et à quel prix? Et pour quelle conclusion? Le déni et la calomnie Courage Alain. La raison du plus fort est tjrs la meilleure, et tu vaux mieux que ca!
Claude Ghazal
17 h 30, le 01 juillet 2020