Architecte, paysagiste et géographe, Hala Younes a organisé le pavillon libanais de la Biennale d’architecture de Venise en 2018, intitulé “The Place That Remains”, et enseigne actuellement à la LAU, School of Architecture and Design. Elle y animera un atelier cet été autour de la transformation de la ville au temps de la Covid-19
Architecte, paysagiste et géographe, Hala Younes a organisé le pavillon libanais de la Biennale d’architecture de Venise en 2018, intitulé “The Place That Remains”, et enseigne actuellement à la LAU, School of Architecture and Design. Elle y animera un atelier cet été autour de la transformation de la ville au temps de la Covid-19

Pendant la crise du coronavirus, beaucoup de citadins ont choisi de se confiner dans leur région d’origine. Est-ce que cela traduit une nouvelle sensibilisation à l’environnement?

La crise sanitaire a renforcé un désir de nature qui montait depuis plusieurs années. Avec le confinement forcé, ce besoin est devenu plus évident : de nombreux Libanais ont quitté la ville pour leur village d’origine. Ce mouvement rappelle combien nos villes, où urbanisme et nature n’ont jamais été articulés, privent leurs habitants d’un contact avec la terre, ancrée dans leur culture.

La Covid-19 pourrait-elle avoir un impact sur l’urbanisation?

Les considérations de santé publique ont souvent transformé la forme des villes. L’urbanisme moderne a cherché ainsi un modèle urbain où l’air et le soleil pénétraient dans chaque logement afin de chasser les miasmes et les maladies, qui étaient autrefois le lot d’habitants des villes. La construction du Paris haussmannien a été légitimée par l’insalubrité des vieux quartiers de la capitale française. C'est encore l'idée que "la ville rend malade" qui a favorisé  l’étalement urbain, depuis le concept de la cité jardin au XIXe siècle jusqu'à la “rurbanisation” contemporaine. Mais plus récemment, les considérations environnementales ont fait émerger un autre modèle : on a cherché à créer une ville moins énergivore, c’est-à-dire une ville dense qui “économise ses réseaux” de transports, d’électricité, d’assainissement, de routes et ramassage des ordures… Or, l’épidémie nous dicte à nouveau une forme de “distanciation spatiale”, de séparation des habitants et de relâchement du tissu urbain pour éviter la transmission de la maladie. En cela, il pourrait y avoir ici une énorme contradiction entre les exigences de santé publique et celles, toutes aussi primordiales, de la préservation de la planète. Il va donc falloir veiller à ce que l’environnement ne soit pas sacrifié à l’aune des exigences sanitaires actuelles.

Le gouvernement a instauré la circulation alternée, une méthode à laquelle certains pays avaient eu recours pour limiter les pics de pollution. Qu’en pensez-vous?

La réponse à la pandémie nous impose de privilégier la voiture individuelle. Or, l’instauration de la circulation alternée au Liban nous expose à un risque accru de contamination. Pour nous déplacer, nous sommes obligés de faire du covoiturage ou de prendre les services ou les quelques bus qui circulent. Contre toute attente, les Libanais ont accueilli cette mesure de manière positive, soulagés qu’il y ait moins de circulation. Dans ces sujets, la rationalité n’est pas la seule à nous guider, beaucoup de paramètres psychologiques et culturels orientent notre perception du monde.

Cette crise sanitaire et économique peut-elle être l’occasion d’un tournant ou sera-t-elle une simple parenthèse?

Avant la crise économique, un public grandissant s’interrogeait déjà sur les conséquences de l’épuisement de nos ressources naturelles. Particulièrement chez la nouvelle génération, dont un point fort est justement de poser ces questions de manière militante. La campagne, menée contre la construction du barrage de Bisri, n’aurait ainsi pas pu avoir lieu il y a seulement quatre ou cinq ans. Cette génération a ébranlé le dogme selon lequel tout doit être sacrifié au nom de la croissance. À mon avis, cette tendance pourrait s’accentuer avec la détérioration des conditions de vie dans les grandes villes du fait de la crise économique. À l’image de ce qui s’est passé en Grèce après la crise de 2008, le Liban pourrait vivre, en plus d’une nouvelle vague d’émigration, un mouvement de reruralisation. La très grande précarité dans laquelle vont se retrouver un grand nombre de Libanais, privés de travail et de ressources, devrait les forcer à se replier vers leur région d’origine, ne serait-ce que pour trouver des logements accessibles et une solidarité familiale qui les aide à traverser la crise. Pour ces néoruraux, la préservation de conditions de vie décentes et de moyens de subsistance minimum va peut-être encourager la protection des terres agricoles, de l’eau et limiter le recours aux carrières et aux décharges sauvages.

Cela pourrait-il être le prélude à un véritable changement de mode de vie?

Cette pandémie ébranle déjà nos certitudes. Comme le soulignait récemment le philosophe français Bruno Latour, la Covid-19 a montré que les États pouvaient décider d’arrêter l’activité économique au nom du risque sanitaire. Ce qui prouve qu’il est possible de l’infléchir pour parer au risque de réchauffement climatique. Pour Bruno Latour, cet arrêt forcé doit aussi nous permettre de réfléchir à nos modes de vie, de décider de ce qui est indispensable et ce dont on peut se passer. Car la pandémie n’est qu’une crise mineure, en comparaison de l’énorme catastrophe vers laquelle nous mène le réchauffement climatique.

Vous croyez que le Liban peut avoir sa place dans ce mouvement de réflexion autour d’une “relance verte” ?

Bien sûr ! Le mouvement de contestation du 17 octobre a été en cela une forme de “répétition générale” : beaucoup de débats, qui avaient alors lieu, portaient sur la nécessité de redéfinir notre modèle économique pour aller vers une société plus économe des ressources. Parmi les nombreuses thématiques abordées, beaucoup avaient trait à l’agriculture. On cherchait des solutions pour retrouver un minimum de sécurité alimentaire… On voulait replanter les terres abandonnées… Sur les réseaux sociaux, des pages comme Izraa regroupent désormais des centaines d’intervenants qui s’échangent des conseils pour réussir leurs plantations… Les initiatives de vente de produits frais “en direct de la ferme” se multiplient. Les circuits courts, les marchés de proximité sont en train de se populariser. Mais si toutefois on veut prendre appui sur ces initiatives pour développer le secteur agricole, il faut un engagement fort de l’État. Or, jusqu’à présent rien n’est fait pour aider les agriculteurs, qui sont le maillon le plus faible de l’économie. Sans une politique volontariste, l’engouement pour l’agriculture ne sera qu’un passe-temps de bourgeois-bohèmes et de propriétaires terriens désœuvrés.

Pour vous, il faudrait en priorité se pencher sur les moyens d’aider le secteur agricole?

Il faut plutôt envisager une réforme du foncier. Depuis longtemps, c’est là le frein principal au développement d’une économie productrice saine. Cette fois encore, la faillite du système bancaire transforme en effet la terre en valeur refuge et pousse le prix des terrains à la hausse. Ce qui les détourne de leur fonction agricole au profit de la spéculation immobilière. Même le secteur industriel n’est pas à l’abri. Des industries prospères et exportatrices sont menacées de fermeture, parce que l’État ne réglemente pas davantage la promotion immobilière.

La pandémie de Covid-19 est-elle une opportunité ?

Toute crise est une opportunité, le virus nous donne une leçon qu’il est crucial de prendre en compte. Le ferons-nous ? Si nous étions seulement dans une crise sanitaire, j’aurais pensé que nous allons nous précipiter vers un “retour au monde d’avant”. La “chance” du Liban, c’est de ne pas avoir une crise, mais de multiples crises enchâssées les unes dans les autres, qui nous forcent à nous réformer. Je ne suis pas pour autant naïve : transformer la récession économique, que nous vivons, en une décroissance douce n’a rien d’évident. Quand il faudra construire les infrastructures indispensables à la survie du pays, les militants écologiques vont devoir se montrer très convaincants pour imposer au politique les bons choix stratégiques. Mais la préservation de l’environnement n’est pas une question de confort, de luxe pour une classe bourgeoise instruite. C’est d’abord un enjeu de survie élémentaire pour les plus démunis, ceux qui n’ont jamais eu d’autres choix que de rester dans ce pays.