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The legal agenda - Juin 2020

Composition du bureau du Conseil d’État : peut-on garantir l’indépendance des juges avec un organe non indépendant ?

Composition du bureau du Conseil d’État : peut-on garantir l’indépendance des juges avec un organe non indépendant ?

Illustration Raed Charaf

Au Liban, chaque corps judiciaire dispose d’un organe chargé de garantir son indépendance et son bon fonctionnement. Dans le cas de la justice administrative, c’est au bureau du Conseil d’État (le « Bureau » dans cet article), qui équivaut au Conseil supérieur de la magistrature pour l’ordre judiciaire1, que revient cette tâche. Il est en effet nécessaire de créer une structure publique indépendante du pouvoir exécutif qui soit chargée, d’une manière ou d’une autre, de la désignation des magistrats et de la gestion de leurs carrières afin de garantir l’indépendance de la justice. Garantir l’indépendance de la justice reste évidemment une mission compliquée et très délicate, puisque cela nécessite un sens aigu de l’indépendance et une disponibilité permanente. Il faut pouvoir se mesurer à des forces très influentes qui tentent d’occuper des fonctions dans la justice, ou du moins de remporter certains procès. Quelles sont les règles mises en place pour renforcer l’indépendance des membres du Bureau et leur permettre de s’acquitter de leur mission ? Dans quelle mesure sont-elles pertinentes et efficaces ?

Avant d’entamer notre réflexion, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que l’examen des mécanismes de désignation des membres du Bureau et des critères adoptés suscite des craintes légitimes, comportant un risque de voir détourner le rôle que cet organe est appelé à jouer. Au lieu de servir de plateforme institutionnelle assurant aux juges les garanties suffisantes pour leur permettre de faire face au système politique, le Bureau risque de se transformer en gardien des intérêts dudit système au sein de la justice. Plus dangereux encore est le fait que ce détournement de rôle risque, concrètement, de légitimer les ingérences politiques dans la justice. Cet état de fait est d’autant plus critiquable que le pouvoir exécutif dispose de pouvoirs plus étendus que ceux conférés au Bureau, que de larges pouvoirs sont conférés au président du Bureau qui peut les exercer seul, renforçant ainsi son pouvoir hiérarchique sur l’ensemble du Conseil d’État et, de ce fait, le manque de transparence.

Qui sont les membres du Bureau ? Juges, hiérarchie, confessionnalisme et machisme

Le bureau du Conseil d’État est composé de sept membres : le président du Conseil qui est aussi à la tête du bureau du Conseil, le commissaire du gouvernement auprès du Conseil qui est le vice-président du Conseil, et le président de l’Inspection judiciaire (qui est également membre du Conseil supérieur de la magistrature), en plus des quatre présidents des chambres du Conseil. Leur mandat n’est pas à durée déterminée, de ce fait leur charge se poursuit tant qu’ils occupent les postes mentionnés. Trois membres supplémentaires du Bureau devraient être désignés, conformément au statut du Conseil, dès que les tribunaux administratifs seront créés dans les mohafazats, des postes qui reviendront aux trois plus haut gradés parmi les présidents de ces tribunaux.

Par conséquent, nous constatons ce qui suit :

Tous les membres sont des juges, ce qui risque de renforcer le corporatisme au sein de la justice, et avec lui la tendance à l’isolement des juges qui prévaut traditionnellement dans ce milieu. Une situation qui peut porter préjudice à l’organisation judiciaire, à l’évaluation et à la mise en œuvre de la responsabilité des magistrats. En outre, cette réalité va à l’encontre des normes internationales qui exigent « une composition vraiment plurielle (…), législateurs, avocats, universitaires et autres parties intéressées étant représentés de manière équilibrée ». La plupart des Constitutions européennes modernes prévoient également une composition mixte des Conseils supérieurs de la magistrature en partant du postulat que le pouvoir judiciaire est une affaire publique et que son indépendance ne constitue pas un privilège ou un droit donné aux juges, mais plutôt une garantie pour le justiciable. Les Constitutions marocaine et tunisienne en 2011 et 2014 ont également retenu cette approche.

Les membres du Bureau sont désignés d’office grâce à leurs fonctions judiciaires. Ils sont nommés par le pouvoir exécutif sans que les juges du Conseil puissent élire un représentant auprès du Bureau. L’exécutif dispose d’une plus grande marge de manœuvre pour nommer les membres du Bureau car il peut les choisir non seulement parmi les juges administratifs, mais aussi parmi les membres d’autres juridictions, notamment la juridiction judiciaire. Par conséquent, le président du Conseil ou d’une des chambres du Conseil peut se voir parachuté au sein du Bureau. Par exemple, le Bureau était composé début 2019 principalement de membres issus des tribunaux judiciaires. Un état de fait contraire aux normes internationales, qui exigent que la majorité des membres d’organes similaires soient élus par les juges.

La plupart des membres du Bureau sont désignés parmi les présidents (le président du Conseil, les présidents de chambre, le président de l’Inspection et le commissaire du gouvernement qui préside la commission du Conseil). En revanche, aucun des conseillers ou conseillers associés n’est représenté (alors qu’ils représentent 91 % des juges du Conseil), d’où l’absence de ces deux grades et le renforcement de l’organisation hiérarchique au sein du Conseil.

Bien que le texte de loi ne comprenne aucune indication relative à l’appartenance confessionnelle des membres, le Conseil compte, conformément à la coutume, deux maronites, deux chiites, deux sunnites et un orthodoxe. Il est fort probable que la désignation des présidents des tribunaux administratifs (s’ils sont créés) se fasse selon des quotes-parts confessionnelles, rendant le bureau du Conseil similaire au Conseil supérieur de la magistrature en termes de répartition confessionnelle (auquel s’ajoutent trois membres maronite, catholique et druze pour atteindre la parité).

Ces considérations confessionnelles accentuent les ingérences politiques dans le choix du président du Conseil d’État et des présidents des chambres, étant donné que la répartition sectaire des postes est devenue synonyme de partage du gâteau entre les leaders des communautés religieuses. Cela est apparu clairement lors du conflit politique qui a entouré la désignation des membres du Conseil. Ce dernier s’est trouvé entièrement neutralisé en raison de la vacance de la majorité de ses sièges entre le 27 août 2016 et le 28 mars 2017. Il s’est avéré, à la suite de ce conflit, que la classe politique considérait la répartition confessionnelle des membres du Bureau comme un moyen détourné lui permettant de désigner des personnes susceptibles de la représenter au sein de cette instance, ou du moins de tenir compte de ses intérêts préalablement à toute décision prise par le Conseil.

Il est composé majoritairement d’hommes qui monopolisent tous les postes de présidents de chambre. Il faut attendre 2017pour qu’une femme accède au Bureau (la commissaire du gouvernement Férial Dalloul). Cette réalité est d’autant plus critiquable que 57 % de femmes siègent au Conseil.

Suprématie du pouvoir exécutif

Concernant les relations du Bureau avec le ministre de la Justice, dix articles du statut du Conseil prévoient que les décisions doivent être prises en coopération par les deux instances. L’article 19 de la loi dispose que « dans les cas où la loi requerrait l’approbation par le ministre de la Justice des décisions du Bureau, une réunion conjointe est tenue pour examiner les questions qui font l’objet d’un litige ». Le Conseil des ministres a le pouvoir de trancher tout litige entre le Conseil et le ministre de la Justice s’il devait persister. Un fonctionnement qui permet au pouvoir exécutif d’avoir le dernier mot, et par conséquent d’avoir la suprématie sur toutes ces questions, alors que dans la juridiction judiciaire, le pouvoir de trancher un litige a été en principe transféré au Conseil supérieur de la magistrature, dont la décision portant sur des permutations judiciaires devient définitive si elle est votée à une majorité de 7 voix.

Pouvoirs très importants conférés au président du Conseil

Le président du Conseil (qui préside également le bureau du Conseil) occupe une position centrale dans la justice administrative. Il concentre les pouvoirs de la plus haute fonction de la pyramide judiciaire administrative aux niveaux administratif et financier. Il dispose de pouvoirs organisationnels importants, notamment en matière de nomination et de mutation des conseillers associés. Il décide également de la répartition du travail entre les différentes chambres du Conseil, qui reste soumise à l’approbation du ministre de la Justice. Il entame également des enquêtes relatives aux infractions disciplinaires des juges du Conseil par le biais d’un juge, préside le Conseil disciplinaire et attribue aux juges des missions consultatives auprès des administrations publiques. Cette domination tend à renforcer la hiérarchie au sein du Bureau et à ignorer le principe de la prise de décision collégiale. À ce sujet, il faut relever que le Conseil constitutionnel a considéré la concentration du pouvoir organisationnel au sein du Conseil entre les mains d’une seule personne comme anticonstitutionnelle et contraire au principe d’indépendance de la justice.

Manque de transparence

La loi ne prévoit aucune mesure garantissant la transparence de l’activité du Bureau à l’intérieur ou à l’extérieur du Conseil. Aucun règlement ne régit l’organisation des relations au sein du Bureau ou ne définit de normes qui encadrent son activité. Alors que la loi n’exige la confidentialité qu’en ce qui concerne les délibérations, toutes les décisions du Bureau demeurent confidentielles et ce dernier ne communique pas son ordre du jour, en violation flagrante de la loi sur l’accès à l’information.

Au Liban, chaque corps judiciaire dispose d’un organe chargé de garantir son indépendance et son bon fonctionnement. Dans le cas de la justice administrative, c’est au bureau du Conseil d’État (le « Bureau » dans cet article), qui équivaut au Conseil supérieur de la magistrature pour l’ordre judiciaire1, que revient cette tâche. Il est en effet nécessaire de créer une...

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