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Idées - Commentaire

Le nouvel échec de la loi d’amnistie, signe d’un essoufflement du système libanais

Le président du Parlement libanais, Nabih Berry, lors d’une séance plénière le 28 mai 2020 au palais de l’Unesco. Hassan Ibrahim/Parlement

L’échec, la semaine dernière, de la dernière tentative d’adoption de la nouvelle loi d’amnistie générale au Parlement a fait couler beaucoup d’encre. Quels que soient leurs horizons, la plupart des commentateurs ont convenu que cet échec allait bien au-delà d’une impasse législative ordinaire, pouvant être résolue par des négociations en catimini. D’une certaine manière, il en dit long sur l’actuel état de santé globale du système politique libanais.

Car en définitive, l’adoption d’une loi d’amnistie a toujours constitué un moyen pour ce système de régler ses problèmes, notamment pour parvenir à un compromis politique ; rétablir, du moins en apparence, un certain équilibre des pouvoirs ; ou, plus prosaïquement, faire diversion pour cacher certaines questions non résolues sous le tapis. L’amnistie n’est d’ailleurs pas, dans les faits, toujours le domaine réservé de la loi, mais est aussi parfois appliquée via une entente politique à huis clos, visant à contourner aussi bien le système judiciaire que le débat public. Il n’est ainsi pas rare que des problèmes tels que les atteintes à la sécurité, les violations des règles de construction ou la fuite des capitaux ne trouvent guère de résolutions en dépit des promesses faites avec vigueur sur la conduite des enquêtes et le châtiment des coupables... Autrement dit, même en l’absence de loi, l’amnistie est appliquée de facto.

Sortie de crises

Tout au long de son histoire en tant qu’État indépendant, l’amnistie est devenue une sorte de rituel, inscrit au cœur des stratégies de sortie des différentes crises que le Liban a traversées. Des lois d’amnistie générale ont ainsi été votées en décembre 1958, février 1969 et bien sûr, pour la plus connue, en août 1991. Cette dernière a prétendument contribué à mettre fin à la guerre et inauguré la IIe République en blanchissant la quasi-totalité des auteurs de la « guerre civile », tout en pavant la voie à un remaniement du paysage intérieur libanais grâce à une autre loi visant à intégrer les anciens miliciens dans le secteur de l’administration et de la sécurité. Un autre exemple plus récent intervient en juillet 2005, quelques mois après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, lorsque le Parlement adopte deux lois d’amnistie concernant respectivement l’ancien seigneur de guerre et chef des Forces libanaises Samir Geagea, et les islamistes sunnites impliqués dans les activités terroristes de la région de Denniyé et du village de Majdel Anjar. Ces deux lois votées le même jour visaient notamment à serrer les rangs au sein de la coalition politique du 14 Mars en attendant que la vérité soit établie sur les auteurs de ce crime. Et elles symbolisent à merveille la manière particulière dont les Libanais ont recours à l’amnistie : soit tout le monde obtient quelque chose, soit personne n’obtient rien. En d’autres termes, l’amnistie, qu’elle soit générale ou privée, qu’elle pardonne les crimes de sang ou d’autres types de transgressions, fait partie de la culture politique du pays et constitue un dispositif servant à réparer le système, mais aussi, pour les observateurs, un instrument permettant de mesurer son bon fonctionnement.

Or le nouvel échec de l’adoption d’une nouvelle loi d’amnistie le 28 mai dernier touche, lui aussi, au cœur de l’équilibre souvent fragile et précaire du système libanais. Cette loi gracie en effet essentiellement trois types d’actes répréhensibles, chacun étant principalement lié à une communauté spécifique : les trafiquants de drogue « chiites », les criminels « sunnites » liés au terrorisme et les « chrétiens » accusés d’avoir collaboré avec Israël pendant les années d’occupation (1978-2000). Si cette loi – en gestation depuis plus de deux ans – semblait équilibrée sur le papier, accordant à chaque communauté une considération égale, indépendamment du nombre réel de personnes respectivement amnistiées en leur sein de chaque secte, elle s’inscrit néanmoins dans un contexte nouveau, caractérisé par une exacerbation des tensions politiques (même entre alliés) et d’un effondrement économique sans précédent.

Promesses clientélistes

Tout a commencé à la veille des élections législatives de 2018, qui ont eu lieu après trois prolongations successives du mandat d’un Parlement élu en 2009. Afin de satisfaire, conformément à une pratique communément admise au Liban, les différents segments de leurs bases électorales respectives, le chef du courant du Futur, Saad Hariri, et les chefs du tandem chiite – le président du Parlement et chef du mouvement Amal, Nabih Berry, et le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ont promis publiquement de voter une loi d’amnistie.

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Du côté du « camp chrétien », quelles que soient ses différentes composantes, l’urgence était moindre. D’abord parce que « la situation des citoyens libanais qui ont cherché refuge en Israël » (pour reprendre les termes légaux) et de leurs proches avait déjà fait l’objet d’une loi votée en 2011 qui traduisait le point numéro six du document d’entente signé le 6 février 2006 par le général Michel Aoun et Hassan Nasrallah : en dépit de l’absence de décrets d’application, cette loi incarnait déjà la réalisation d’une promesse que le CPL avait faite à sa base. En d’autres termes, les résultats d’une nouvelle loi d’amnistie pour les dirigeants musulmans étaient pratiques et quantifiables, tandis que pour les partis chrétiens, ces résultats étaient presque symboliques et virtuels, d’autant que la plupart des Libanais, qui ont fui en 2000 et se sont construit une vie ailleurs, y compris en Israël, ne reviendront probablement pas au Liban.

Toujours est-il que la concrétisation de cette promesse électorale a dû faire l’objet d’un premier report : le 17 avril 2018, trois semaines avant les élections, le ministre de la Justice et proche collaborateur du président de la République, Salim Jreissati, rend ainsi visite à Nabih Berry pour lui annoncer que la loi d’amnistie ne serait pas abordée avant les élections. « L’amnistie n’est pas un bien à échanger sur le marché électoral (...) c’est une grande décision politique qui nécessite un consensus politique... » déclara-t-il. Il a ensuite fallu attendre le mois de janvier 2019 pour que Saad Hariri parvienne à former un nouveau cabinet incluant un paragraphe sur l’amnistie dans sa déclaration ministérielle, avant d’instituer deux mois plus tard un comité ministériel pour rédiger ce projet

Le processus d’élaboration du projet, ponctué par les promesses vaines sur son adoption prochaine et les protestations populaires des islamistes sunnites et des chiites de la Békaa, a ensuite traîné en longueur du fait des vicissitudes de la politique libanaise jusqu’au tournant de l’automne dernier. Quelques jours après le début du soulèvement d’octobre 2019, le Premier ministre Saad Hariri tente de sauver son cabinet en annonçant un train de réformes comprenant notamment une réitération de sa promesse d’élaborer un projet de loi d’amnistie, avec une date limite fixée à la fin de l’année.

Diviser la contestation

Moins d’un mois plus tard, alors qu’un establishment politique jusque-là tétanisé par les protestations commence à peine à sortir de sa paralysie, le président du Parlement, Nabih Berry, remet le sujet sur le tapis pour contenir le mécontentement populaire croissant dans les « rues » musulmanes. le but évident de cette manœuvre étant de créer des fractures au sein du mouvement de protestation dans la mesure où certaines de ses composantes s’opposeraient certainement à une amnistie générale dans le contexte d’une dénonciation massive de la corruption alors que d’autres, et notamment les proches de ses bénéficiaires, ne manqueraient pas de la soutenir. Il convoque donc le Parlement pour une session incluant le vote de cette loi dans son ordre du jour le 12 novembre.

Cependant, l’encore jeune et vigoureuse « thaoura » parvient par deux fois à faire échec à cette tentative – en contraignant Berry à reporter d’une semaine l’examen du texte le 12 novembre puis en empêchant le Parlement de se réunir le 19. Résultat, non seulement la mise en échec, dans ce qui est devenu l’un des moments les plus mémorables de la contestation, de l’adoption de la loi d’amnistie a contrecarré son instrumentalisation opportune par classe dirigeante, mais elle a en plus souligné la faiblesse potentielle de certaines des élites politiques traditionnelles. De fait, les manifestants ne se sont pas contentés de bloquer les rouages du Parlement, ils ont également exposé personnellement la figure de Berry, rappelant notamment avec mépris la façon dont ont utilisé les forces de sécurité – étatiques et non étatiques – depuis le début du soulèvement pour repousser par la force les manifestants à Beyrouth et au Liban-Sud.

Il a fallu que l’épidémie du coronavirus atteigne le Liban et exacerbe les nombreuses crises du pays, dont son brutal effondrement économique et financier, pour que Nabih Berry estime que le moment était désormais opportun pour une nouvelle tentative. Alors que le Covid-19 est sur le point de faire des ravages dans les prisons libanaises surpeuplées, le Parlement planche sur un projet de loi d’amnistie qui permettrait de libérer un grand nombre de délinquants non violents et d’abandonner les poursuites tout en permettant aux dirigeants politiques sunnites et chiites de regagner la faveur de leurs bases. Même si beaucoup ont pu accepter ces mesures de libération anticipée – après tout, d’autres gouvernements régionaux ont vidé certaines de leurs cellules pour des raisons de santé publique – la plupart des Libanais ont vu la loi d’amnistie pour ce qu’elle était : une tentative, une fois de plus, d’aider la classe dirigeante à maintenir son pouvoir sans mettre en œuvre des réformes essentielles. Et, alors qu’ils étaient confinés chez eux, nombre de critiques du gouvernement se sont réjouis, le 21 avril, lorsque le texte a été renvoyé à une commission parlementaire pour être affiné. Et l’icône de Berry, placardée dans tout le Liban comme un champion du peuple, a une fois encore été écornée.

Et que dire de l’échec de la semaine dernière ? Alors que le resserrement permanent de l’étau économique et financier sur le Liban et que le lent assouplissement des restrictions sanitaires ramènent les manifestants dans les rues, la troisième tentative de faire passer cette loi « pot-de-vin » et de tenter de détourner partiellement l’attention d’une situation délétère n’a toujours pas été la bonne. Certes, la loi d’amnistie n’est pas le seul texte législatif que le Parlement n’a pas réussi à adopter et sans doute pas le plus urgent dans le contexte actuel. Étant donné l’état déplorable de la justice libanaise – son manque d’uniformité, d’équité et de cohérence –, il est même sain que le Parlement n’ait pas réussi à adopter cette loi de diversion. Il reste que l’échec de l’establishment à conclure un accord, même mafieux, sur cette loi d’amnistie – conjugué au tumulte provoqué par les déclarations, quelques jours plus tard, du cheikh jaafarite Ahmad Kabalan sur le fait que les fondements du confessionnalisme politique ne sont plus tenables – constitue un signe d’affaiblissement notable de la capacité du système libanais à s’autoréparer...

Ce texte est une traduction réduite d’une note publiée en anglais par UMAM.

Par Monika BORGMANN et Lokman SLIM

Réalisateurs, activistes et codirecteurs d’UMAM Documentation & Research

L’échec, la semaine dernière, de la dernière tentative d’adoption de la nouvelle loi d’amnistie générale au Parlement a fait couler beaucoup d’encre. Quels que soient leurs horizons, la plupart des commentateurs ont convenu que cet échec allait bien au-delà d’une impasse législative ordinaire, pouvant être résolue par des négociations en catimini. D’une certaine manière,...

commentaires (4)

la loi d'amnistie du mois août 1991 a prétendument contribué à mettre fin à la guerre et inauguré la IIe République en blanchissant la quasi-totalité des auteurs de la « guerre civile ». SOIT, ADMETTONS EN LE PRAGMATISME NECESSAIRE. MAIS IL FALLAIT IMPERATIVEMENT LES NOMMER CES "AMNISTIES"- TOUS SANS EXCEPTION AUCUNE. Ya Reit ns aurions au moins evite que certains ne prennent tjrs d'aucuns pour des "UNTOUCHABLES"

Gaby SIOUFI

16 h 26, le 08 juin 2020

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Commentaires (4)

  • la loi d'amnistie du mois août 1991 a prétendument contribué à mettre fin à la guerre et inauguré la IIe République en blanchissant la quasi-totalité des auteurs de la « guerre civile ». SOIT, ADMETTONS EN LE PRAGMATISME NECESSAIRE. MAIS IL FALLAIT IMPERATIVEMENT LES NOMMER CES "AMNISTIES"- TOUS SANS EXCEPTION AUCUNE. Ya Reit ns aurions au moins evite que certains ne prennent tjrs d'aucuns pour des "UNTOUCHABLES"

    Gaby SIOUFI

    16 h 26, le 08 juin 2020

  • c est malhereux meme dans les prisons on partage les cellules en sunites, chiites chretiens.....quel pays de M.

    youssef barada

    17 h 37, le 06 juin 2020

  • TOUS LES SYSTEMES DOIVENT ETRE CHANGES AU LIBAN. LA CORRUPTION EST PARTOUT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 36, le 06 juin 2020

  • Super intéressant ce papier. Tout à fait d'accord avec l'analyse de ces deux activistes, même si l'exemple choisi-le projet de loi d'amnistie-en est un parmi d'autres du délabrement prononcé des "tradis" au pouvoir. Pour l'instant, ils essaient de faire comme si, mais leur chute est inéluctable. Et les signes de leur nervosité se multiplient: forcing pour faire passer certains textes de lois et en bloquer d'autres, passage en force pour Selaata... les arrangements en coulisse ne sont plus de mise et ça flingue à tout va.

    Marionet

    09 h 14, le 06 juin 2020

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