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Un gros plouf, mais encore ?

Dans Constan-tinople pourtant assiégée par les conquérants ottomans, on trouvait encore le temps et l’énergie de discutailler sur le sexe des anges. Pour la célébration du Fitr, assombrie par la double calamité du coronavirus et de la ruine économique et financière, c’est un débat de nature infiniment plus terre à terre cette fois que lançait un dignitaire religieux libanais chiite.


Pour prononcer la mort du pacte national de 1943, le mufti jaafarite Ahmad Kabalan n’a pas pris de gants, même s’ il ne s’est dégarni que d’un petit coin de masque. C’est sans la moindre marque de déférence que le mufti évoquait ainsi le souvenir de Béchara el-Khoury et Riad Solh, les deux pères fondateurs de cette formule, qui représente pourtant la clé de voûte de la demeure libanaise. Par elle, en effet, chrétiens et musulmans s’engageaient à vivre ensemble dans un pays répudiant aussi bien la protection française que le rattachement à la Syrie. De cette entente historique, la communauté chiite, comme plusieurs autres au demeurant, peut sans doute faire valoir que seul lui a échu un statut de partenaire silencieux, d’associé passif. De même peut-on regretter avec elle la part congrue longtemps réservée dans le passé aux régions de la périphérie, fortement peuplées de chiites, dans les programmes étatiques de développement.


Si pourtant le pavé du mufti Kabalan agite à ce point les eaux (déjà troubles) de la mare libanaise, c’est pour deux raisons. La question qui se pose d’emblée est celle de l’opportunité du moment. Le Liban a beau se vanter de sa réputation de faiseur de miracles, de prodigieux casse-cou, d’indomptable trompe-la-mort, il est absolument incapable de jongler avec beaucoup trop de pastèques à la fois. Par pure miséricorde (c’est bien là, après tout, la qualité première de tout serviteur de la foi) épargnez-lui donc, cheikh Kabalan, la perspective d’un interminable, laborieux et périlleux chantier de reconstruction nationale, à l’heure où sa population a des problèmes autrement plus urgents à régler.


Le plus pressant de ceux-ci a trait à sa simple subsistance. Des générations de gouvernants incompétents ou véreux (souvent les deux !) ont ruiné le pays; et par une incroyable guigne, c’est le Covid-19, avec son lot de faillites et de licenciements, qui se charge d’achever la bête à terre, sous le regard indifférent des autorités. Dès lors, et plutôt que de prêcher pour un nouveau contrat national, c’est d’un pacte social, épargnant aux deux tiers des Libanais les affres de la famine, que les bonnes âmes devraient se soucier en haute priorité.


Sur la question de fond ensuite, le mufti Kabalan a beau jeu de dénoncer la dégénérescence du système, au vu des empoignades entre communautés se disputant férocement les lambeaux d’État, sur fond de clientélisme et de corruption. Mais il ignore cavalièrement, bien entendu, l’énorme part de responsabilité retombant sur ces mêmes forces partisanes qui tiennent fermement en main les destinées des chiites du Liban ; qui se jouent des douanes comme des frontières, qui disposent d’une armée privée et d’une politique étrangère bien à elles, qui tirent même gloire de leur obédience à une puissance étrangère, l’Iran.


Toujours est-il qu’en vouant à une même sépulture le pacte de 1943 et l’accord interlibanais de Taëf dont est issue la Constitution, le mufti Kabalan, entre autres non-dits, remet en circulation le projet prêté au Hezbollah de transformer en ménage à trois le classique couple islamo-chrétien incarnant le Liban. Un tel réaménagement ramènerait de la moitié au tiers la quote-part des chrétiens au sein du pouvoir et de l’administration ; mais, surtout, il ne ferait qu’apporter de l’eau au moulin des puissances qui n’ont qu’à se féliciter des discordes et tensions sunnito-chiites affectant divers points de la région.


Comment peut-on enterrer la Loi fondamentale avant même qu’en ait été élaborée, ou pour le moins repensée et préparée, une autre ? En l’absence de tout désaveu formel, les réactions lénifiantes de la milice ne suffiront pas pour supprimer le malaise. Plus navrant encore est le lourd silence radio observé par la présidence de la République, gardienne en titre de la Constitution.


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Dans Constan-tinople pourtant assiégée par les conquérants ottomans, on trouvait encore le temps et l’énergie de discutailler sur le sexe des anges. Pour la célébration du Fitr, assombrie par la double calamité du coronavirus et de la ruine économique et financière, c’est un débat de nature infiniment plus terre à terre cette fois que lançait un dignitaire religieux libanais...