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Culture - Littérature

Yasmine Khlat, ou l’écriture du confinement que l’on s’impose à soi-même

Dans « Cet amour » (Elyzad, 2020), l’auteure raconte l’histoire d’une femme dont le confinement répond à une nécessité intérieure. Elle en perce le mystère au fil d’une conversation nocturne avec un mystérieux médecin.

Yasmine Khlat. Photo Albert Yaghobzadeh

« C’est la fin du jour et elle a peur de la nuit qui monte. Sa panique est telle qu’elle songe à en finir. Se jeter par la fenêtre par exemple. Celle-ci est ouverte et un de ses pans bouge légèrement avec le vent qui fait aussi grincer les volets repliés. Elle reste un instant interdite dans le crépuscule.

Face au vide. » Les premières lignes du roman Cet amour nous plongent dans l’instabilité chronique d’Irène, une Franco-Libanaise habitant à Paris, en proie à « une peur envahissante de l’eau, de l’infiltration et de l’inondation », qui décide de contacter un médecin qu’elle a entendu à la radio et dont la voix l’a émue, au hasard d’une émission radiophonique sur la résilience. S’amorce alors un dialogue improbable entre le psychiatre et celle qui s’impose comme une patiente, une confidente, une ennemie et une compagne, pour traverser l’obscurité de l’âme et de la nuit.

« Mon dernier roman est une fiction, mais il est nourri par une expérience personnelle de la souffrance psychique et de la perte d’un frère. Je voulais parler d’une femme avec un TOC (Trouble Obsessionnel Compulsif), qui est victime de ses pensées envahissantes et de ses gestes compulsifs. Elle a peur de l’inondation, vérifie sans cesse que ses robinets sont bien fermés. Elle répète ce rituel plusieurs fois, et finalement, elle préfère ne pas sortir tellement elle est angoissée. Elle est dépendante de sa voisine pour ses courses, comme beaucoup de gens en ce moment. Sa situation est très semblable à celle que nous connaissons aujourd’hui, sauf que nous sommes confinés à cause d’un mal extérieur, alors que pour elle, il s’agit d’un mal intérieur, qu’elle essaie de résoudre », précise l’auteure d’Égypte 51 (Elyzad, 2019), d’une voix égale et voilée.



Une part d’ombre...

Au fil de sa conversation avec le docteur Rossi, l’héroïne confie la souffrance de cette réclusion qu’elle s’impose à elle-même. « Avec le délire, on peuple sa vie, on y invite des voix et des lumières. On se crée un destin. » L’actualité du texte de Yasmine Khlat est assez saisissante, car elle décrit les effets pervers du confinement pour les personnes fragiles psychologiquement. « Le contexte actuel est un terreau pour les troubles psychologiques, il y a une recrudescence des symptômes quand on est assigné à résidence. Et l’isolement peut réveiller la souffrance ; certains font des parallèles avec la guerre que nous avons vécue au Liban, mais au moins à l’époque une forme de convivialité était autorisée. Aujourd’hui, on peut être très isolé, on doit contourner les gens dans la rue… Et en même temps, il y a une intensité des relations humaines avec certaines personnes », ajoute la romancière franco-libanaise.

« Et puis tout a basculé et le frère mal-aimé nous a été ôté. (…) Petit à petit, dans le regret et l’impuissance, je me suis avancée vers la place qu’occupait mon frère, devenue vacante, et m’y suis installée. La part d’ombre. »

Au cœur du dialogue entre l’héroïne et son thérapeute de fortune, se dessine la silhouette du frère disparu, figure récurrente dans l’œuvre de l’auteure.

« La répétition de ce personnage est liée au fait que j’ai perdu deux frères, et j’étais très proche de l’un d’eux, il avait une part d’ombre. Je ne me suis jamais remise de son décès, ça a changé ma vie et j’ai l’impression d’aller moi-même vers cette part de souffrance », confie Yasmine Khlat, qui partage avec son personnage l’expérience de l’exil, qui ne semble s’apaiser que par l’écriture. « J’ai quitté le Liban dans les années 80, et cet exil a été très douloureux. Il m’a fallu beaucoup de temps et de travail sur moi-même pour accepter que j’avais une légitimité à écrire sur le Liban en français et non en arabe.

Les héroïnes de mes romans ont en commun d’être des femmes de l’ombre, elles ont une grande force, mais une force blessée », constate Yasmine Khlat.

« Cette nuit, elle a traversé la houle avec cet incroyable passeur »

Alors qu’Irène interroge le médecin sur son identité, il s’avère être israélien. « Cet élément rend la rencontre impossible entre les deux, à cause des lois. De surcroît, tout psychiatre face à son patient est interdit; ces obstacles permettent l’intensité de leur échange. En se confrontant au danger, par son dialogue avec le docteur puis par sa rencontre avec Nadim, un amour du passé, Irène va se diriger vers la guérison. Elle doit prendre des risques pour arriver vers des éléments plus lumineux. Toute relation à l’autre implique un risque et nous le vivons au quotidien depuis le début de la pandémie », analyse celle qui insiste sur la dimension polysémique du titre Cet amour. « La rencontre entre les deux personnages se fait par la voix, et il y a une forme d’amour entre eux, en dehors de la dimension de transfert entre la patiente et le thérapeute. Dans cette volonté de sauver l’autre, on peut aussi penser au Christ, dont il est question à plusieurs reprises dans le roman, et dont Irène dit que c’est son unique amour. » La démarche salvatrice du docteur Rossi fait écho au Christ, pour celle qui « cette nuit a traversé la houle avec cet incroyable passeur qui semblait tenir à sa vie plus qu’elle-même ne le fait ».

La critique de Charif Majdalani dans L'Orient littéraire

Dialogue avec soi-même

Cet amour se termine sur une note positive et pleine d’espoir, ce qui est plutôt inhabituel dans les romans de Yasmine Khlat. « J’aimerais revenir vers le Liban. Entendre là-bas dans l’air vibrant, à chaque coin de rue, ce mot que vous aviez jeté vers moi comme un faisceau lumineux pour éclairer ma nuit : Habibi! » La voix de la romancière s’anime lorsqu’elle mentionne son pays d’origine.

« Dans ce roman, le Liban apparaît dans plusieurs passages, il suscite l’émerveillement, la beauté. J’y ai passé les plus belles années de ma vie, pendant mon adolescence, et ce n’est pas simplement lié à cette période particulière où on vit entre les amis et les sorties, c’était une osmose avec le pays, la nature, l’air, la lumière si particulière, et le lien social, la dimension humaine, que rappelle le mot Habibi si courant dans le quotidien libanais. »

« C’est la fin du jour et elle a peur de la nuit qui monte. Sa panique est telle qu’elle songe à en finir. Se jeter par la fenêtre par exemple. Celle-ci est ouverte et un de ses pans bouge légèrement avec le vent qui fait aussi grincer les volets repliés. Elle reste un instant interdite dans le crépuscule. Face au vide. » Les premières lignes du roman Cet amour nous...

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