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Société - Disparition

Le Bristol, un palace emblématique de l’âge d’or du Liban

« Avec la fermeture de l’hôtel, c’est toute une dynastie d’entrepreneurs libanais qui se trouve aujourd’hui en péril », souligne Pierre J. Doumet.


La salle orientale, ornée de boiseries du XIXe siècle, installées par les Tarazi en 1954. Photo d’archives

Un palace emblématique de l’âge d’or du Liban, l’hôtel Le Bristol, a fermé ses portes, éteint ses chandeliers et ses chauffe-plats, rangé ses plateaux d’argent et ses coupes de cristal. À contrecœur, les cousins Pierre et Marc Doumet, représentant les deux familles propriétaires, se sont rendus à l’évidence : l’hôtel ne peut plus continuer à perdre de l’argent alors qu’aucune reprise économique ne se profile à l’horizon. Le palace était, depuis des mois, dans le rouge : la pandémie et la fermeture de l’aéroport lui ont donné le coup de grâce. Depuis le 15 mars, ses portes se sont fermées, et il en est aujourd’hui à comptabiliser les indemnités de ses employés, au nombre de chacune de ses 150 luxueuses chambres.

Mais l’histoire du Bristol ne se limite pas aux fastes d’un hôtel cinq étoiles et à des buffets légendaires. C’est d’abord celle de deux frères de 23 et 25 ans, Joseph et Michel Doumet, qui, vers la fin des années 40 du siècle dernier, décident de se lancer dans l’aventure de l’entreprise, avec tout ce qu’elle comporte de risques, de présence, de suivi et d’esprit d’initiative aux heures difficiles. Ce sont ces qualités qui ont fait Le Bristol et qui sont, aujourd’hui, menacées. « Y a-t-il encore de la place pour des entreprises familiales au Liban, à l’heure où la ruse, les combines, l’opportunisme se sont substitués au savoir-faire et au sérieux ? » s’interroge Pierre J. Doumet, ex-PDG d’un hôtel dont la direction répond au principe de l’alternance entre les deux familles. « Y a-t-il encore de la place pour une entreprise familiale modèle dont les promoteurs ont pris le risque d’investir plus 32 millions de dollars, il y a moins de cinq ans, pour lui assurer un avenir à la hauteur de son passé ? » « Avec la fermeture de l’hôtel Le Bristol, c’est toute une dynastie d’entrepreneurs libanais qui se trouve aujourd’hui en péril », déplore-t-il encore.

Un relais gastronomique international

Mais revenons en arrière. Nous sommes en 1951. L’hôtel Le Bristol voit enfin le jour, après un long chantier de près de deux ans. Conçu par le célèbre Jean Royère, designer coqueluche des milieux parisiens de l’époque, ses promoteurs ont mis tous les atouts de leur côté. Et gagné. Rapidement, la réputation du Bristol s’établit et la fortune lui sourit. À la direction de l’hôtel trône Georges Rayès, dont le nom est, depuis cette lointaine époque, associé à la fine cuisine libanaise. L’homme établira une fois pour toutes le grand hôtel comme un relais gastronomique international incontournable. Dans l’entrée, les halls, le bar, le restaurant, le roof et les chambres, miroirs gravés, lustres, meubles, appliques, tapis, boiseries, tableaux, décors sauront donner leur marque à un hôtel cossu dont les sofas ont des rondeurs d’ours blancs, l’une des marques du style Jean Royère qui a remporté le concours de dessin du bar de l’hôtel Carlton à Paris. Le maintien de la réputation de luxe, de calme et de volupté du palace a un petit secret : Laure Choukeir, qui a épousé Michel Doumet, et Marie-Claire Chiha, fille du grand Michel Chiha, qui a épousé Joseph, y contribuent. De chacun de leurs voyages, elles ramènent par bateau de nouveaux meubles, des belles-de-jour, des commodes, des lustres, de la coutellerie vintage, ou des idées de décor qui rehaussent un peu plus le faste des lieux devenus leur second foyer.


Les « vingt glorieuses »

Entre 1950 et 1970, le palace va connaître ses « vingt glorieuses », vivre l’insouciance des grands jours. Mais au tournant des années 70, comme le Liban tout entier, Le Bristol est rattrapé par la tragédie palestinienne et ses conséquences désastreuses sur le fragile équilibre intérieur libanais.

Pour comprendre quels grands jours ce furent, il faut s’en remettre à tous ceux qui, de près ou de loin, ont fréquenté un palace que n’ont dédaigné ni les milliardaires ni les grands de ce monde, comme le chah d’Iran ou l’empereur d’Éthiopie, le président Jacques Chirac, le trompettiste Dizzie Gillepsie ou l’aviateur Charles Lindbergh, le premier homme à réussir la traversée de l’Atlantique en avion. C’était l’époque où il était toujours acceptable, pour une femme, de porter vison sans se faire accuser de cruauté envers les animaux, ou le haut-de-forme et la redingote ne faisaient pas encore sourire, et où les parents, abandonnant leurs enfants aux gouvernantes, se saoulaient de soirées, de dîners, de mariages et de cocktails, Le Bristol ayant abrité la première salle de bal de Beyrouth.

Coup de génie, la direction de l’hôtel créera en sous-sol, dans les années 60, la première patinoire du pays, un espace exigu mais magique, qui attirera toute une jeunesse en quête d’un espace pour se retrouver et, sous prétexte de patinage, nouer des idylles. Les lieux seront transformés ensuite en salle de conférence.

La « guerre des hôtels »

Quand la guerre éclate au Liban, en 1975, et qu’apparaîtront les lignes de démarcation et les points de passage d’une capitale divisée, Le Bristol restera ouvert. Bien enchâssé dans le quartier cosmopolite de Ras Beyrouth, à deux pas d’une rue Hamra bardée de vitrines scintillantes et de salles de cinéma, il échappe providentiellement à la « guerre des hôtels », sur le front de mer, à laquelle succombera notamment son grand rival, le Saint-Georges, de même que ces autres fleurons qu’étaient le Holiday Inn et, le temps de la guerre, le Phoenicia Intercontinental.

L’hôtel tiendra le coup, même durant les années sombres de la guerre, servant au contraire de QG pour les journalistes étrangers. En 1989, le baroud d’honneur et les échanges d’obus entre l’armée restée fidèle au général Michel Aoun et le régime syrien vaudra à deux de ses étages supérieurs d’être atteints et en partie incendiés.

Au lendemain du retrait de la bande frontalière de l’armée israélienne (2000), Le Bristol sera, aussi, synonyme de courage : celui de braver les intimidations syriennes et d’offrir au Rassemblement chrétien de Kornet Chehwane (opposition) l’hospitalité d’un lieu de rencontre avec les alliés d’en face, Walid Joumblatt et l’alliance des mouvements de gauche hostiles à Damas. C’est ainsi que naîtra et vivra, dangereusement, la « Rencontre du Bristol », un mouvement qui a cristallisé progressivement la conjonction christiano-sunnito-druze contre la tutelle syrienne sur le Liban, jusqu’à l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005. L’alliance du 14 Mars prendra ultérieurement le relais.

« Tous les ateliers de travail du 14 Mars se tenaient au Bristol, et c’était dans ses décors que Walid Joumblatt recevait ses amis socialistes européens en visite au Liban », se rappelle Farès Souhaid, grand témoin de l’époque, qui revoit encore son ami Samir Frangié (décédé en 2017) y déployer son sens unique de l’opportunité et du moment.


Des cuisines neuves

Entre 2013 et 2015, croyant toujours en la bonne étoile du pays, les Doumet suspendront les services du Bristol et investiront 32 millions de dollars pour le rénover. Tout le sous-sol est réhabilité et de nouvelles cuisines sont installées à grand frais ; la tuyauterie est remise à neuf. Hélas, nous sommes à la veille de l’effondrement économique et financier d’un État honteusement pillé par sa classe dirigeante, aux sons d’une berceuse susurrant que les réserves en devises sont suffisantes et que la livre est inébranlable. Deux ou trois ans plus tard, ce sont les nuages de l’année noire 2019 qui s’amoncellent, avant que n’éclate l’orage du 17 octobre, donnant le coup de grâce à un tourisme déjà sous respirateur, avec des annulations de réservations et de conférences en cascade. Quelques mois plus tard, la pandémie du coronavirus achèvera le travail d’anéantissement commencé.

Ironie du sort, tandis que Le Bristol lutte pour sa survie, l’État entreprend de fermer, à Chekka, les carrières des Cimenteries nationales, fondées par les Doumet après Le Bristol, tout comme Liban-Câbles, Lebanon chemicals et Matelec, privant le palace des fonds qui permettaient à ses propriétaires, par moments, de compenser leurs pertes hôtelières.

« Les filtres de nos cheminées répondent pourtant aux critères posés non seulement au Liban, mais en Europe », proteste Pierre Doumet, PDG des Cimenteries, lorgnant du côté du ministère de l’Environnement, avant de préciser que les 750 employés et ouvriers continuent de toucher leur plein salaire ou presque.


Le sens de la famille

La fermeture du Bristol a, évidemment, son volet social. En quarantaine depuis la mi-mars, ses employés sont en cours d’indemnisation. Mais le mot employé sonne mal dans les oreilles de Marc Doumet, l’actuel PDG de l’hôtel : « La décision a été très pénible, dit-il. Tous nos employés ont vécu la guerre avec nous. Notre chef pâtissier, Mahmoud Nasser, est là depuis 39 ans. Il avait 18 ans au moment où il a été engagé. Avec notre personnel, nous formons une grande famille ».

« Que va devenir aujourd’hui le Bristol ? » « On ne sait pas », répond Pierre Doumet comme en se parlant à lui-même. « Il y a une dette de plusieurs millions de dollars à éponger. Nous ne voulons pas donner de faux espoirs. Je ne nous vois pas rouvrir de sitôt », avoue-t-il, incapable de prévoir à si court terme combien de temps durera cette traversée du désert.

L’Arménienne de fer

Des quatre directeurs de l’hôtel Bristol, entre le grand Georges Rayès, la sévère Ana Arakélian, l’extraordinaire Nazira el-Atrache et le battant franco-libanais Joseph Coubat, c’est Mme Arakélian qui a laissé la plus forte empreinte sur les hôtes du palace. Celle que le quotidien Le Monde, dans un article consacré à l’hôtel en 1982, a surnommé « l’Arménienne de fer », a veillé vingt années durant, en pleine guerre, aux destinées du palace.

« Cette dame “qui travaille pour le plaisir”, écrit le grand quotidien, est un personnage. Une femme respectée mais redoutée, un efficace tyran de l’hôtellerie beyrouthine. Elle a décidé un jour que, guerre ou pas – interdiction de parler de guerre civile–, obus ou non, le Bristol resterait ce qu’il devait être. Et il le restera. Cette Arménienne de fer avait une fois pour toutes fait sienne sa devise : “Je maintiendrai”. » Elle a maintenu. « Nous n’avons pas, Monsieur, failli au devoir hôtelier, dit-elle dans une belle envolée, avant de raconter ce déjeuner ministériel, c’était assez royal, en 1981, au cours duquel elle fut décorée d’une médaille du travail. »


Pour mémoire

Et vogue La Gondole...

Un palace emblématique de l’âge d’or du Liban, l’hôtel Le Bristol, a fermé ses portes, éteint ses chandeliers et ses chauffe-plats, rangé ses plateaux d’argent et ses coupes de cristal. À contrecœur, les cousins Pierre et Marc Doumet, représentant les deux familles propriétaires, se sont rendus à l’évidence : l’hôtel ne peut plus continuer à perdre de l’argent...

commentaires (11)

On parle ici dans cet article de "le baroud d’honneur et les échanges d’obus entre l’armée restée fidèle au général Michel Aoun et le régime syrien". Je suis alle voir dans un dictionnaire : "baroud d'honneur" c'est une expression utilisee a partir de 1924 d'apres le Petit Robert ca vient de l' "arabe du Maroc" c'est "dernier combat d'une guerre perdue pour aller jusqu'au bout d'une cause à laquelle on croit.". Ce mot ou expression aurait ete utilise par un certain general Challe en 1936 en Algerie (Algers).

Stes David

09 h 01, le 24 avril 2020

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Commentaires (11)

  • On parle ici dans cet article de "le baroud d’honneur et les échanges d’obus entre l’armée restée fidèle au général Michel Aoun et le régime syrien". Je suis alle voir dans un dictionnaire : "baroud d'honneur" c'est une expression utilisee a partir de 1924 d'apres le Petit Robert ca vient de l' "arabe du Maroc" c'est "dernier combat d'une guerre perdue pour aller jusqu'au bout d'une cause à laquelle on croit.". Ce mot ou expression aurait ete utilise par un certain general Challe en 1936 en Algerie (Algers).

    Stes David

    09 h 01, le 24 avril 2020

  • l effet domino n est qu a ses début... Un Grand merci au Hezbollah et a Aoun...puis les autres aussi

    Jack Gardner

    16 h 14, le 23 avril 2020

  • Quelle saga l’hôtel Bristol ! ""les Doumet suspendront les services du Bristol et investiront 32 millions de dollars pour le rénover."" C’est ce qui arrive actuellement à l’autre mythique hôtel bruxellois. Après de millions de travaux, son directeur le déclare en faillite. Combien d’emplois sont menacés ?

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    15 h 05, le 23 avril 2020

  • Un état des lieux d'une grande tristesse. Faute de pouvoir nous révolter contre cet inévitable statu quo où nous nous engouffrons, pleurons ensemble, car cela console de pleurer à plusieurs. Cet hommage chargé d'émotions est d'une grande beauté. Merci Fady Noun et courage aux Doumet pour la suite. Adieu mon petit Liban du passé.

    lila

    14 h 45, le 23 avril 2020

  • Émouvant !

    Shou fi

    09 h 32, le 23 avril 2020

  • Ne pleurer pas notre cher Liban ..nous avons Hezb Allah ...

    Houri Ziad

    09 h 28, le 23 avril 2020

  • Un bel article qui souligne, en creux, l'incurie et la duplicité des dirigeants. Le Bristol avait pour moi un goût de madeleine: mes parents y commandaient les repas quand ils donnaient des invitations à la maison et on se régalait. C'est aussi, au plan entrepreneurial, la fin d'une époque mais le Liban a tardé à prendre la mesure de cette évolution mondiale.

    Marionet

    09 h 13, le 23 avril 2020

  • wow...je ne peux rien dire,que dégoût...en comparant cette classe d entrepreneurs aux voyous et gens de basse classe qu on a aujourd’hui.

    Marie Claude

    09 h 12, le 23 avril 2020

  • Triste histoire pour un hôtel qui a connu sa gloire mais qui ne pouvait jamais s 'imaginer vivre avec une caste politique si corrompue et finir ainsi victime de la corruption de ses politiciens .

    Antoine Sabbagha

    08 h 44, le 23 avril 2020

  • WAYNAK YIA LEBNEN... WAYNAK...

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 37, le 23 avril 2020

  • Bien dommage!!!

    NAUFAL SORAYA

    08 h 07, le 23 avril 2020

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