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Société - Reportage

Tripoli, une véritable bombe à retardement

« Dans tous les cas, on va mourir, si ce n’est pas du coronavirus, ce sera de la pauvreté. » Dans les souks populaires de la capitale du Liban-Nord, la vie continue comme si la pandémie n’existait pas.

Tous les souks populaires de Tripoli sont encore ouverts. Photo Patricia Khoder

Dans le marché aux légumes de Bab el-Tebbané, à Tripoli, l’on en viendrait rapidement à oublier l’épidémie de coronavirus, dans les étals nombreux et colorés, et l’animation au rendez-vous. Sans masques ni gants, les badauds se bousculent, l’une choisissant ses légumes, l’autre optant pour du poisson vendu à la criée ou un poulet que l’on vient d’égorger.Le marché, comme tous les souks populaires de Tripoli, est resté ouvert malgré les mesures édictées par le gouvernement qui comprennent fermeture des marchés et confinement de la population. Dans les travers du souk, c’est la même rengaine que l’on entend : entre le risque de mourir du coronavirus et l’assurance de mourir de pauvreté, le choix est fait. Des milliers de personnes travaillent comme journaliers dans cette deuxième ville du Liban, la plus pauvre du pays. C’est pour cela que les hommes sont obligés de sortir tous les jours pour subvenir aux besoins de leurs familles.Omar, un jeune homme brun d’une trentaine d’années, travaille à la journée chez un marchand de légumes du souk de Bab el-Tebbané. « Avant, même avec la révolution, je pouvais gagner 40 000 livres par jour. Aujourd’hui, je ne parviens même pas à gagner 10 000 par jour. Cette affaire du coronavirus nous a complètement achevés », affirme-t-il.

Dans une autre échoppe, Bahaa, 24 ans, laisse exploser sa colère. « Ils ont inventé ce corona pour appauvrir Tripoli et pour tuer la révolution. Regardez ce qui s’est passé hier à la place al-Nour, ils veulent nous anéantir, mais cela ne se passera pas comme ça », dit-il. Dans la nuit de mardi à mercredi, l’armée a rouvert à la circulation la place al-Nour, épicentre de la contestation à Tripoli depuis le 17 octobre, et démantelé les tentes des contestataires. « Tripoli et d’autres villes se révolteront », ajoute-t-il. « Nous avons faim. Ici, les enfants ne vont même plus à l’école, ils sont obligés de travailler pour aider leurs parents. Et même s’ils vont à l’école, l’après-midi ils sont dans la rue à ramasser de la ferraille et du plastique qu’ils revendent au kilo. »

Près de lui, Ahmad, un garçonnet de 11 ans, parle comme un adulte. Il a cinq frères et sœurs, son père est malade et sa mère est complètement désemparée face à cette situation. « J’ai décidé de quitter l’école, je veux subvenir aux besoins de la famille », dit-il. Il est venu voir des ouvriers sur un petit chantier. Il rêve de travailler de ses mains, d’apprendre un métier, de devenir menuisier.

Fady, la cinquantaine, propriétaire d’un magasin de fruits et légumes, travaille avec ses trois enfants. À l’instar des autres marchands du souk, il ne prend aucune précaution. « Dans tous les cas, on va mourir, si ce n’est pas du corona, c’est de la pauvreté. Alors on s’en remet à Dieu. Je sais bien que le virus existe, mais qu’est-ce qui est plus dangereux, cette épidémie ou la pauvreté ? Ils veulent qu’on reste à la maison, soit, mais qu’ils nous assurent de quoi manger et de quoi payer le loyer ! »

lance-t-il. L’atmosphère est tendue et les étrangers ne sont pas les bienvenus, comme du temps des flambées de violence entre Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen. On est bien loin de l’euphorie qui prévalait aux premiers temps du soulèvement populaire, quand Tripoli avait été surnommée « la fiancée de la révolution ».


(Lire aussi : A Tripoli, les ONG luttent contre la faim... avec les moyens du bord)

« J’ai vendu ma machine à laver pour nourrir mes enfants »

Dans un bidonville voisin, un homme assis devant une maison délabrée crie sa colère. « Hassane Diab appauvrira les plus pauvres. Regardez où le mandat de Michel Aoun nous a menés, nous n’avons même plus de quoi acheter du gaz et nous faisons la cuisine sur un feu de bois. »

Dans une maison voisine, un jeune couple s’apprête à partir dans le Akkar. Dans leurs bras, des couvertures et quelques marmites. Leurs seuls bagages. Sana, 20 ans, et Mohammad, 28 ans, n’ont, une fois de plus, pas pu payer leur loyer. Ils en sont à leur quinzième déménagement en trois ans. « J’avais laissé la machine à laver en gage, et puis je l’ai vendue à 30 000 livres car j’avais besoin d’acheter de la nourriture pour mes enfants », dit tristement Sana. Tous les souks des quartiers populaires de Tripoli sont ouverts, dont le marché aux poissons à Mina.


(Lire aussi : À Tripoli comme dans la banlieue sud, la menace de la faim mobilise la rue)

Mutinerie

Dans le quartier de Qobbé, la propriétaire d’une épicerie fait défiler sur son téléphone portable des photos envoyées par son neveu depuis la prison de Qobbé, où une mutinerie s’est produite mardi soir. Les détenus réclamaient une amnistie générale, une demande de longue date renforcée par la crainte d’une propagation du coronavirus dans la prison surpeuplée. Des affrontements ont opposé l’armée à leurs proches, massés devant l’établissement pénitentiaire, et dont certains ont tenté de prendre d’assaut la prison. Un officier et douze soldats ont été blessés par des jets de pierres, de tessons de bouteille et d’engins pyrotechniques.

« Pourquoi nous traitent-ils ainsi ? Pourquoi l’État tient-il à nous marginaliser ? » demande-t-elle, avant d’ajouter, résignée : « Ne vous fatiguez plus, à Tripoli, c’est la même histoire, tout le monde a faim, plus personne ne peut payer son loyer. Venez voir les ardoises de mes clients. » Le contraste avec les quartiers plus favorisés, qui respectent en général les mesures de confinement, est saisissant. Et laisse comme l’impression d’être dans une autre ville.


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commentaires (8)

L'état libanais est-il au courant que Tripoli fait partie du Liban ?

Brunet Odile

23 h 26, le 10 avril 2020

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Commentaires (8)

  • L'état libanais est-il au courant que Tripoli fait partie du Liban ?

    Brunet Odile

    23 h 26, le 10 avril 2020

  • Le titre de cet article qui utilise les mots "bombe a retardement" est controversiel. Je ne trouve pas qu'on puisse vraiement parler de "bombe" dans le context de gens qui vont faire les courses dans le souk pour acheter des legumes ... En fait les photos avec les legumes bien fraiches me donnent envie de promener dans le souk a Tripoli (sans masque sans gants) et c'est bon pour la sante de manger des legumes ... (tous les etudes disent presque qu'il faut manger moins de viande et plus de legumes). La diete et les habitudes mediterannees sont bonnes dans cet aspect ... Mais il y a une "friction" (si ce mot existe en francais) entre modernite et histoire, il y a l'histoire glorieuse de Tripoli avec ses souks et les bonnes habitudes d'antan, et il y a aussi la modernite avec les 'supermaches' style 'Spineys'. En fait a Tripoli j'ai remarque dans le 'Spineys' que certains boutiques qui sont presents dans le souk, ils vendent aussi a Spineys. Ca m'a donne une impression de combinaison de traditions (souk) et modernite (supermache). Je ne pense pas qu'il y a une preuve d'ailleurs que les supermaches sont beaucoup mieux ou plus surs que le souk. En fait les air-conditioning dans le supermache peuvent faciliter le repansion de virus, pendant que dans le souk sans air-conditioning ca pourrait etre mieux en fait.

    Stes David

    10 h 09, le 10 avril 2020

  • A défaut de pouvoir faire raisonner ces pauvres gens sur le mal qui guette,et il faut comprendre leur attitude, il vaut mieux leur distribuer des gants et des masques en tissu lavable pour usage quotidien, et ce serait mieux que ne rien faire. Allo!?

    Esber

    19 h 23, le 09 avril 2020

  • Qui sait les pauvres ont plus de Foi et ils sortiront indemnes .

    Antoine Sabbagha

    13 h 58, le 09 avril 2020

  • Ce n’est pas la faute aux tripolitains mais aux gouvernements successifs qui ont appauvri les gens. on attend quoi de personnes qui meurent de faim, de se confiner chez elles? Il ne faut pas oublier que ces familles ont zero economie. des lors, le jour ou elles ne travaillent pas, elles ne peuvent manger ..triste realite.

    John

    10 h 34, le 09 avril 2020

  • CE NE SONT PAS LES TRIPOLITAINS QUI SONT RESPONSABLES MAIS LES PREDATEURS BANQUIERS ET LE GOUVERNEMENT. CONFINEZ-LES MAIS AIDEZ-LES A SUBVENIR A LEURS BESOINS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 10, le 09 avril 2020

  • Tripoli...capitale du Liban-Nord...dites-vous ? Nos dirigeants...savent-ils qu'elle existe ? Ou pour eux, les privilégiés Nos 1, 2 et 3, la frontière s'arrête aux barrières bien gardées de leurs palais, résidences et villas...? Irène Saïd

    Irene Said

    08 h 47, le 09 avril 2020

  • Il faut bloquer la circulation entre les villes au Liban,corona time,chacun chez soi et Dieu pour tous.

    Marie Claude

    07 h 38, le 09 avril 2020

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