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Moyen-Orient - Focus

Quand la peste noire emportait le Moyen-Orient

L’épidémie et ses résurgences auront raison de tout. À commencer par la démographie et par la survie de l’empire mamelouk.


« Le Triomphe de la Mort » par Pieter Brueghel l’Ancien, 1562. Museo del Prado

On ne sait encore rien de l’impact véritable du coronavirus sur nos modes de vie et sur les ordres politiques en place sur le long terme. Mais on sait combien de pandémies ont pu, par le passé, ébranler les structures mêmes des sociétés. Parmi les plus dévastatrices d’entre elles, on compte la peste noire qui ravage le monde entier au cours du XIVe siècle et à laquelle la région du Moyen-Orient actuel n’échappe pas.

Dès 1348, la peste s’empare de tout le sultanat mamelouk – qui s’étendait sur l’Égypte, le Levant et le Hedjaz– et au-delà. Elle se propage, lentement mais sûrement, en Égypte avant de ravager la Palestine, puis remonte vers le nord et conquiert le Liban et la Syrie. Elle poursuit ensuite son périple macabre en Irak. Elle se diffuse à Djeddah et à La Mecque par le biais de pèlerins égyptiens, pénètre le Yémen dès 1351. Elle se répand dans toute l’Afrique du Nord. Au gré de sa progression, la pandémie décime la région, bien que le manque de données concordantes rend le bilan humain difficile à évaluer. Au Caire, selon certaines estimations, la population chute de manière vertigineuse passant de 500 000 personnes à la veille du fléau à près de 300 000 quelques années plus tard.

La peste s’affiche partout, s’insère inopinément dans les quotidiens, parce qu’elle vise en nombre et parce que l’angoisse qu’elle suscite rythme le rapport à l’espace, au temps et à l’au-delà. Sa propagation s’inscrit dans une succession de catastrophes qui touchent la région, dont de nombreuses famines. Des fléaux qui soulignent les défis auxquels font face les sociétés musulmanes à l’époque – certains similaires à ceux qui accablent l’Occident chrétien – surpopulation en milieux urbains, manque d’hygiène et approvisionnement alimentaire irrégulier dus aux sécheresses ou aux inondations. Les témoins de l’époque sont nombreux. Riches en hyperboles, leurs observations révèlent l’ampleur de la dévastation causée par la maladie ainsi que la stupeur et l’effroi qui ont saisi leurs contemporains. « La peste détruisit tout ce qui relevait du genre humain au Caire. (…) Elle anéantit tout mouvement à Alexandrie. Elle s’abattit sur les belles manufactures de tapis et en exécuta les travailleurs selon les décrets du destin », écrit ainsi à Alep l’historien Ibn al-Wardi, dans une lettre, peu de temps avant d’être lui-même emporté, en mars 1349, par cette plaie qui ne connaît pas de frontières. « Le niveau de civilisation décrut en même temps que le nombre d’habitants [...] Les dynasties et les tribus se sont affaiblies. La face du monde habité en fut changée », soulignera des années plus tard l’illustre historien Ibn Khaldoun (1332-1406), dans son introduction à l’histoire universelle. « C’était comme si la voix de l’existence dans le monde avait appelé à l’oubli et à la restriction, et que le monde avait répondu à son appel. »


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Colère de Dieu

Comme en Europe occidentale, les médecins décèlent assez vite dans la région les symptômes et les pratiques qui contribuent à propager la pandémie. Dès 1349, Ibn Hatimah remarque que « parmi les habitants du Souk el-Halk, à Almeria (Espagne), où l’on revend les vêtements et la literie des malades morts, rares sont ceux qui ont échappé à la maladie ». Les observateurs de l’époque mentionnent crachements de sang, apparition de fièvre, de sueurs et de bubons, n’évoquant toutefois quasiment pas le rôle des rats dans la propagation de la peste.

D’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, les médecins médiévaux se sont appuyés sur les théories d’Hippocrate, développées par Galen et Ibn Sina (Avicenne) pour déterminer les causes de la maladie. Tous croient en une corruption de l’air comme source de la pandémie ; nombreux sont ceux qui partagent un goût prononcé pour des remèdes qui sembleraient aujourd’hui peu avisés, comme le saignement du patient. Et puisqu’il vaut mieux prévenir que guérir, on recommande, hormis quelques procédés magiques, de purifier l’air à travers lequel la maladie supposément arrive, d’éviter la chaleur, ou encore de terminer le repas par une gousse d’ail ou un oignon cru… Un précepte culinaire qui semble avoir traversé les siècles...

L’explication de la peste par la corruption de l’air ne suffit pas. En Europe occidentale comme au Moyen-Orient, cette calamité ne peut émaner que de la volonté divine. Mais la réponse selon les régions diffère. Selon l’historien américain Michael W. Dols, une conviction persiste dans l’Europe chrétienne – appuyée par la fable d’une fin du monde prochaine – celle d’un fléau qui se serait abattu sur les hommes pour les punir de leurs péchés. La seule réponse possible : l’expiation individuelle et collective. Dans l’air du temps, le mouvement des flagellants prône la pénitence dans le but de se rapprocher du Christ et rejette l’Église et ses rites. Autre tendance, la persécution des groupes perçus comme exogènes à la société, en particulier les juifs, dont les massacres durant la peste noire resteront sans commune mesure avant le XXe siècle. Au Moyen-Orient en revanche, l’opinion musulmane dominante se fondait sur trois points principaux, tous attribués au prophète Mahomet. La peste est une miséricorde de Dieu à laquelle le croyant fidèle doit se résigner en martyre ; un musulman ne doit ni entrer ni sortir d’un pays ravagé par l'épidémie ; il ne peut y avoir de contagion par la peste puisque celle-ci provient directement de Dieu. La réaction à la peste noire comprenait processions à travers les villes et funérailles de masse dans les mosquées. Pas de remise en question des rites pour les morts mais une piété personnelle accrue. Le voyageur maghrébin Ibn Battuta en est le témoin au cours de ses pérégrinations dans la région. En escale à Damas en 1348, alors que la maladie commence à se propager, il décrit de ferventes manifestations de piété. « Tous les habitants de la ville, hommes, femmes, petits et grands prirent part à cette procession. Les juifs sortirent avec leur Torah et les chrétiens avec leur Évangile, et ils étaient suivis de leurs femmes et de leurs enfants. Tous pleuraient, suppliaient et cherchaient un recours auprès de Dieu, au moyen de ses livres et de ses prophètes », écrit-il. Certains rejettent toutefois ces prières publiques dans lesquelles ils décèlent une tentative d’éloigner une volonté divine.


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Anéantissement

En réalité, beaucoup d’hommes ont cédé à leur instinct de survie face à ce « souffle empoisonné » qui « frappait de mort à l’instant même hommes et bêtes », selon les termes de l’historien égyptien Ahmad al-Maqrizi. On fuit de la ville vers la campagne, de la campagne vers la ville. Des régions entières sont dépeuplées sans qu’aucune politique de repeuplement ne soit mise en œuvre.

L’administration mamelouke manque de moyens pour assurer le transport et l’enterrement des cadavres. « On transportait les morts, la plupart du temps, sur de simples planches, sur des échelles, sur des battants de portes ; on creusait des fosses dans lesquelles on jetait trente, quarante cadavres ou même davantage », écrit Ibn Taghribirdi au sujet du Caire. Dans des zones moins centrales, la situation était encore plus dramatique. « À Bilbeis (Égypte), les mosquées, les hôtelleries, les boutiques étaient pleines de cadavres sans qu’on pût trouver quelqu’un pour les enterrer. »

La peste noire et ses résurgences auront ainsi raison de tout. À commencer par la démographie. Elles augurent à cet égard un déclin qui s’arrête à la deuxième moitié du XVe siècle en Europe alors qu’il faut attendre le XIXe siècle pour que l’Égypte et le Levant retrouvent leurs niveaux de population d’antan. L’économie est saccagée. On revend à bas prix les biens des morts au point que l’artisanat s’éteint. Faute de pêcheurs, plus de pêche ; faute de paysans, plus de récolte. La peste a d’immenses répercussions sur le monde rural qui compose la majeure partie de la société. La mort des animaux de ferme et la dépopulation rurale vident les campagnes d’une main-d’œuvre essentielle à la récolte et au maintien des canaux d’irrigation. La crue du Nil devint difficile à contrôler, or c’est d’elle dont dépend l’arrosage des terres cultivables, qui deviennent, par la force, des terrains infertiles. Le coût de la vie augmente dans le sillage de l’inflation et de la dévaluation des pièces de cuivre comparées aux pièces d’or.

La peste affaiblit considérablement l’armée mamelouke. Selon le démographe français Jean-Noël Biraben, près d’un quart des effectifs dans la citadelle du Caire lui succombent, sans que l’armée ne puisse aux cours des décennies suivantes renflouer ses rangs au niveau d’autrefois. Au point que les Ottomans pourront s’emparer, sans coup férir, d’un sultanat mamelouk déclinant en 1516-1517. De quoi confirmer, plus d’un siècle après, les observations et intuitions d’Ibn Khaldoun sur l’impact de la peste : « Elle a dépassé les dynasties au moment de leur sénilité, quand elles avaient atteint la limite de leur durée. Cela a diminué leur pouvoir et réduit leur influence. Cela a affaibli leur autorité. Leur situation approchait du point de l’anéantissement et de la dissolution. »

Sources :

– Biraben (Jean-Noël), La Peste noire en terre d’Islam, Mensuel numéro 11, avril 1979.

– Dols (William), The comparative communal responses to the Black Death in Muslim and Christian societies, Viator-Medieval and Renaissance Studies, University of California, Los Angeles, 1974.



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On ne sait encore rien de l’impact véritable du coronavirus sur nos modes de vie et sur les ordres politiques en place sur le long terme. Mais on sait combien de pandémies ont pu, par le passé, ébranler les structures mêmes des sociétés. Parmi les plus dévastatrices d’entre elles, on compte la peste noire qui ravage le monde entier au cours du XIVe siècle et à laquelle la région du...

commentaires (5)

Ce passage : ....""En escale à Damas en 1348, alors que la maladie commence à se propager, il décrit de ferventes manifestations de piété. « Tous les habitants de la ville, hommes, femmes, petits et grands prirent part à cette procession........Tous pleuraient, suppliaient et cherchaient un recours auprès de Dieu,......."". Un récit historique très intéressant. A lire également l’article récent, le brillant exposé de Youssef Mouawad : https://www.lorientlejour.com/article/1211850/bacille-ou-virus-peste-ou-covid-19-.html On cherchait recours auprès de Dieu, certes, selon les croyances de l’époque. Un simple rappel de nos croyances ou de nos susceptibilités contemporaines : quand je lis en 2019, à quatre reprises, selon des cas et des contextes différents, des Libanais, sans les nommer bien sûr, placer leur leader politique avant Dieu, croyant les exorciser des autres fléaux, la crise économique, la guerre, et d’autres dans le culte du martyre mettre leur héro au ciel à la place du Père.... Ces mêmes personnes croient toujours aux politiciens sauveurs de la nation, et des épidémies, et des crises, quand la science est encore impuissante à trouver le vaccin contre le corona........... C. F.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

23 h 51, le 02 avril 2020

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Commentaires (5)

  • Ce passage : ....""En escale à Damas en 1348, alors que la maladie commence à se propager, il décrit de ferventes manifestations de piété. « Tous les habitants de la ville, hommes, femmes, petits et grands prirent part à cette procession........Tous pleuraient, suppliaient et cherchaient un recours auprès de Dieu,......."". Un récit historique très intéressant. A lire également l’article récent, le brillant exposé de Youssef Mouawad : https://www.lorientlejour.com/article/1211850/bacille-ou-virus-peste-ou-covid-19-.html On cherchait recours auprès de Dieu, certes, selon les croyances de l’époque. Un simple rappel de nos croyances ou de nos susceptibilités contemporaines : quand je lis en 2019, à quatre reprises, selon des cas et des contextes différents, des Libanais, sans les nommer bien sûr, placer leur leader politique avant Dieu, croyant les exorciser des autres fléaux, la crise économique, la guerre, et d’autres dans le culte du martyre mettre leur héro au ciel à la place du Père.... Ces mêmes personnes croient toujours aux politiciens sauveurs de la nation, et des épidémies, et des crises, quand la science est encore impuissante à trouver le vaccin contre le corona........... C. F.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    23 h 51, le 02 avril 2020

  • Une question que tout le monde se pose nmais qui n'est jamais indiquee dans les etudes sur la peste noire COMMENT CETTE EPIDEMIE S'EST ARRETTEE??? ET COMMENT TOUTES LES AUTRES SE SONT ARRETTEES??? Si on connait les reponses , peut etre on devrait s'en inspirer pour arretter ce cvirus corona actuel rapidement

    LA VERITE

    16 h 44, le 02 avril 2020

  • Dans des discussions avec une archeologe, elle m'a dit une fois que dans les anciens textes europeens occidentales on ne trouve pas le mot "peste". Le mot "peste noire" serait d'apres elle une terminologie moderne qui a apparu plus tard. Je ne sais pas si c'est vrai mais les gens de l'epoque auraient parle de diverses maladies differentes ... Pourtant dans cet article on dit que des historiens de l'epoque en arabe aurait dit "La peste détruisit tout" mais du point de vue de terminologie et linguistique je me demande ce qui est le mot exact que l'historien Ibn al-Wardi ou historien Ibn Khaldoun aurait utilise, en fait c'est possible qu'il parlait de "la maladie" sans specifier plus. Il y a un risque de faute d'interpretation en fait, que de notre point de vue moderne on lit des anciens textes et qu'on pense qu'ils parlent de la peste ...

    Stes David

    09 h 35, le 02 avril 2020

  • Il faut être réaliste. On est loin du moyen âge. Les survivants sont plus que 95 % . La vie doit continuer, mais avec des souffrances. Donc, pas trop de pessimisme ,ni de dépression.

    Esber

    09 h 01, le 02 avril 2020

  • LA MALEDICTION DIVINE OU LA MAIN DU HASARD ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 37, le 02 avril 2020

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