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Société - Les échos de l’agora

Éthique du don et pandémie

Au milieu du silence sépulcral de nos villes désertes, attendant que s’abatte sur elles le fléau Covid-19, émerge une conviction : l’humanité constitue une seule famille qui partage un sort commun. Les instances politiques et économiques, marquées par la volonté de puissance et l’instinct guerrier, renforcent les vieilles frontières de séparation. Seule la figure du personnel de santé voit son image de marque bénéficier d’une unanimité mondiale largement méritée. La médecine prouve, s’il en est besoin, la quintessence de son fondement et de sa raison d’être : l’amour de l’homme.

Si la maladie et la mort sont les choses les plus naturelles qui soient, la médecine par contre est le fruit de la culture, l’expression de l’empathie et de la philanthropie sans lesquelles aucun lien entre humains ne peut s’envisager. Hippocrate était douloureusement conscient du caractère tragique de la médecine comme intrusion violente dans l’harmonie naturelle, ainsi que des limites de l’intervention clinique en faveur de l’homme souffrant. La littérature médicale ne cesse de répéter la prudence de certains adages : « De la mesure en toute chose… Avant tout ne pas nuire… Le jugement est difficile… L’expérience est trompeuse. » Le célèbre serment d’Hippocrate annonce solennellement son respect de la vie : « Je ne donnerai pas du poison si on me le réclame et ne prendrai pas une telle initiative. » Le même texte, refusant toute violence inutile, proclame également des interdits puissants : « Je ne pratiquerai pas l’opération de la taille. » Ainsi, l’acte médical peut cesser d’être un bien pour le malade à partir d’un certain seuil qui demeure une donnée spécifique d’une situation clinique particulière et n’est pas une norme universelle. C’est cette indétermination de la norme, dans certains cas, qui est au cœur de la tragédie morale du clinicien.

À cause du déséquilibre entre l’offre et la demande en cette période de pandémie, on voit aujourd’hui s’opérer une sélection des patients dans les unités de soins intensifs, sur base du critère de l’âge notamment. Comment penser un tel défi qui met le personnel de santé face à un double dilemme ? Le premier est de nature éthique : la sacralité absolue de la vie humaine. Le second est de nature morale : la vertu d’humilité du soignant conscient qu’il est au service d’un être humain et non à celui des courbes statistiques susceptibles d’entraîner automatiquement des décisions cliniques particulières. Comment concilier une médecine de la personne et une médecine du groupe ? Ne pas admettre certains patients en unité de soins intensifs n’est-il pas une forme déguisée d’euthanasie ? Comment adapter la prise en charge en fonction de chaque patient et de ses comorbidités, dans la conformité à la loi libanaise de déontologie qui proscrit l’acharnement thérapeutique ? Ne pas s’acharner sur certains patients est-il un « tri » ?

Les questionnements tragiques sont multiples. La tentation de l’inhumain utilitarisme moral guette. Tiraillé entre une éthique de conviction et une éthique de responsabilité, le praticien est livré à une angoisse insoutenable qu’il pourrait apaiser en se situant sur le registre d’une éthique du don. Soigner n’est pas une performance, c’est d’abord un don de soi. Dans ce contexte, le principe de précaution prédomine ; il implique une proportionnalité dans l’action médicale quand la vie humaine est en jeu. En dépit du respect absolu de l’adage in dubio pro vita (le doute profite à la vie), l’encyclique Evangelium vitae (1995) du pape saint Jean-Paul II préconise que « lorsque la mort s’annonce imminente et inévitable », il est moralement légitime de cesser les soins médicaux. Cette prudence face aux soins devenus inutiles rejoint celle de la tradition hippocratique et interpelle l’éthique appliquée contemporaine, du moins celle de l’école casuistique de Toulmin et Jonsen. L’approche casuistique, à son tour, rejoint l’esprit du principe d’économie si cher à la pensée chrétienne orientale qui autorise, dans certains cas, de suspendre le jugement sans que cela fasse jurisprudence et devienne un principe général.

En cette période de pandémie et à la veille des fêtes pascales, face au choix impossible de toute morale utilitaire, l’éthique du don offre à la réflexion du praticien deux figures symboliques. La première est celle du Bon Samaritain qui se donne sans compter au service d’un inconnu et anticipe ses besoins afin de lui conserver la vie. La seconde figure est celle de ce Simon de Cyrène qui porte la croix du condamné sur le chemin du calvaire. Son geste n’a pas pour finalité de modifier la sentence, le condamné mourra. Mais, durant un temps transitoire, Simon le soulage.

Renoncer à l’acharnement thérapeutique ne signifie pas abandonner le malade à son sort mais le prendre en charge et le soulager jusqu’au bout, comme Simon de Cyrène. En dépit de toutes ses incertitudes, et dans n’importe quelle circonstance, la médecine demeure un gardien de la culture de vie et non un agent de la culture de mort.



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