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La dure loi du pain

Aider les gens à rester en vie : jamais les responsabilités et obligations des gouvernements de la planète Terre, envahie par le coronavirus, n’auront tenu en si peu de mots. Jamais pourtant, dans les annales des grandes démocraties occidentales, les classiques débats politiques n’auront, avec autant d’âpreté, tourné autour du pot .


Tout aussi précieuse que la vie des humains, entend-on ainsi dire, est celle des économies, qu’elles soient nationales ou mondiales. Laquelle des deux procède-t-elle de l’autre  ? Cette question d’allure métaphysique n’est pas sans rappeler le vieux paradoxe où l’on voit la poule et l’œuf se disputer le privilège de l’ancienneté. Toujours est-il que c’est à longueur de semaines, en ordre dispersé, et à des degrés divers de sévérité ou de célérité, que l’on a vu les nations tâtonner entre confinement des populations et activités, même ralenties, des entreprises : entre verrouillage des sociétés et répits plus ou moins consistants accordés aux secteurs de production.


Ce luxe d’options, le Liban n’avait tout simplement pas les moyens de se l’offrir : en proie à une crise économique et financière d’une gravité sans précédent, il s’est retrouvé, de surcroît, tragiquement démuni de réserves sanitaires face au redoutable virus. Sempiternellement handicapé par ses divisions et contradictions internes, même en des circonstances aussi exceptionnelles, l’État était organiquement condamné aux demi-mesures, sous peine de s’abstenir de toute mesure . Le ministre de la Santé n’a pas craint d’invoquer des considérations politiques (éviter à tout prix d’indisposer l’Iran et sa clientèle locale ) pour expliquer la longue inertie officielle face au véritable pont aérien établi jour et nuit entre Qom et Beyrouth. En dépit des démentis offusqués, c’est encore la politique politicienne qui a conduit à exclure la proclamation de l’état d’urgence, remplacée par une mobilisation générale et l’angélique appel à une réclusion populaire autoproclamée. On a bien lu auto, préfixe annonçant un acte volontaire, pour le moins consenti : pitoyable vœu pieux, lubie, s’agissant en effet d’un peuple aussi porté sur l’indiscipline que le nôtre.


C’était écrit, et la vigilance des forces de l’ordre n’y a rien fait : c’est donc de manière on ne peut plus inégale qu’a été suivie la consigne de confinement, ce qui faisait du minuscule territoire libanais un saisissant patchwork de régions désertes, lunaires, et d’espaces grouillants d’une activité se voulant normale en ces temps de démence sortis d’un scénario-catastrophe de science-fiction. Particulièrement traumatisant aura été le spectacle, abondamment relayé par les chaînes de télé, des souks de Tripoli fourmillant de citoyens naviguant en foules compactes entre les étalages de légumes et de fruits, sans le moindre souci des précautions-barrières : supports de famille en quête de pas cher et vendeurs tenus de rapporter à la maisonnée la modeste et néanmoins précieuse recette du jour.


Ces damnés de la terre qui en viennent à se jouer de leur propre sécurité comme de celle des autres, ne nous bornons surtout pas, cependant, à leur jeter la pierre. Dans un pays ruiné par ses propres dirigeants et qui ne peut plus désormais se reconnaître lui-même dans un miroir, un pays dont près de la moitié de la population se débat sous le seuil de pauvreté, l’impératif de survivre au coronavirus cède le pas, en termes d’urgence, à celui de vivre tout court : de vivre au jour le jour, à condition évidemment d’avoir de quoi se nourrir. Pathétique, suicidaire à sa manière, rappelant à la mémoire d’autres et tragiques immolations, est le geste de ce chauffeur de taxi verbalisé hier alors qu’il était en maraude et que la détresse a conduit à mettre le feu à son brinquebalant gagne-pain…


Méritoire certes, mais ne représentant hélas qu’une goutte dans l’océan, est la décision des Affaires sociales, de distribuer des paniers de produits alimentaires et hygiéniques à un nombre restreint de familles nécessiteuses. De même, et pour bienvenue qu’elle soit, l’initiative de la Banque du Liban favorisant des prêts aux entreprises pour les aider à payer leurs salariés est aussi insuffisante que tardive. Insuffisant, de même, ce don de six malheureux millions de dollars offert aux hôpitaux par les banques de la place, coupables d’avoir longtemps fait leur beurre du financement d’un État gaspilleur, corrompu, surendetté, au lieu que d’alimenter, par l’octroi de crédits, les circuits économiques en panne ; elles sont coupables, aussi, de confisquer arbitrairement les avoirs des citoyens, d’envisager même peut-être un haircut qui finirait de tondre le crâne déjà déplumé du déposant. Insuffisant enfin, le produit des téléthons, même s’il a l’incontestable mérite de remuer les consciences et d’appeler à l’entraide humaine.


Si angoissante est cependant la situation, qu’elle commande des actions d’une toute autre amplitude pour aider l’État à remplir ses obligations sociales, tant à l’intérieur des frontières qu’à l’étranger, où nombre de citoyens en rade sont abandonnés à leur sort. Naguère pays de cocagne, le Liban a été le berceau de nombreuses success stories, dont certaines ont même valu à leurs héros de figurer au nombre des personnes les plus riches au monde. Même à son déclin, le pays n’a cessé de favoriser des fortunes souvent moins honorablement acquises.


Ne serait-ce que par simple gratitude, et même si de le dire peut passer pour de la candeur, voire de la naïveté, tout cela vaut bien que l’on paie de retour, que l’on couvre de largesses, le pays du Cèdre.


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Aider les gens à rester en vie : jamais les responsabilités et obligations des gouvernements de la planète Terre, envahie par le coronavirus, n’auront tenu en si peu de mots. Jamais pourtant, dans les annales des grandes démocraties occidentales, les classiques débats politiques n’auront, avec autant d’âpreté, tourné autour du pot . Tout aussi précieuse que la vie des humains,...