Nous avons payé très cher les souffrances que nous nous sommes infligées les uns aux autres, durant la guerre civile, sans que quiconque ne les regrette, sinon du bout des lèvres. Nous l’avons payé physiquement par nos morts, nos blessés, nos handicapés, nos disparus ; nous l’avons payé moralement par des traumatismes dont certains ne se sont jamais remis ; nous l’avons payé économiquement par le vieillissement de nos infrastructures ; géopolitiquement par la perte de notre place financière et de notre rôle de plaque tournante ; nous l’avons payé en régressant sur la voie du parcours qui va des communautés à la nation et par le sentiment diffus et la honte que chacun de nous ressent parfois, notamment en présence d’amis étrangers, à n’être qu’un pays inachevé, un pays-satellite incapable d’écrire sa propre histoire, un pays demeuré au stade infantile répétant les gestes de sa propre servitude, à jamais ballotté entre individualisme et anarchie, souplesse et mollesse, noblesse et veulerie marchande.
Nous le payons une fois de plus, aujourd’hui, en laissant passer la chance d’affronter nos mémoires endolories et d’en faire raison.
Nous ne savons pas beaucoup ce qu’est venu faire au Liban Amer Fakhoury en septembre dernier. On a dit qu’il était venu voir de la famille et vendre des propriétés. Nous n’avons pas cherché à en savoir plus, tellement nous étions heureux de l’arrestation d’un homme qu’on dit avoir été le geôlier en chef de la prison de l’Armée du Liban-Sud à Khiam à partir de 1985. Une véritable aubaine, cet homme aux mains tachées de sang libanais, que notre tortueuse loi d’amnistie de 1991 nous a miraculeusement laissé comme proie potentielle, ses crimes ayant été commis pour le compte d’Israël, un ennemi dont l’imam Moussa Sadr a jugé une fois pour toutes qu’il était le « mal absolu ». Jugé par contumace en 1996, mais désormais citoyen américain et propriétaire de restaurant dans le New Hampshire, il était revenu plus de 20 ans plus tard au pays, estimant que sa peine est désormais couverte par la prescription longue de 20 ans.
Et voilà qu’à notre nez et à notre barbe, malgré une décision d’interdiction de voyage prise in extremis après sa relaxe, l’homme est exfiltré vers Chypre par un hélicoptère américain. Par ce geste, les États-Unis semblent endosser son passé douteux, indifférents à la mémoire de ceux qui affirment avoir été torturés par lui et avoir été témoins des vies qu’il a brisées. Et nous savons d’expérience, par nos histoires de salon glanées au fil des années, quelles brutes sans cœur nous avons été les uns pour les autres, durant les années de conflit. Toutes les milices sans exception le savent, même celles qui ont muté, et toutes savent quels déchirements et quels remords de conscience leurs conduites ont laissés dans le tissu social.
Voilà ce dont les États-Unis paraissent se moquer, en décidant de préférer un homme à une nation. Certains ont parlé, côté libanais, de raison d’État. C’est en son nom que le magistrat qui l’a rendu à la liberté a prononcé son jugement ; en son nom que les avocats politiques de sa remise en liberté ont exercé leurs pressions inhabituelles. Mais ce n’est certainement pas au Hezbollah de prendre en main cette cause comme si elle était exclusivement la sienne, et de demander des comptes à ceux qui ont rendu possible cette exfiltration. C’est le Liban profond, le Liban du 17 octobre et lui seul qui a le droit aujourd’hui de s’indigner de l’occasion dont on le prive, une fois de plus, de regarder en face sa guerre et son passé. Une fois de plus, on brouille notre mémoire, on la voile, pour nous empêcher d’accéder au rang de nation. Une fois de plus, le coupable s’en tire à bon compte et la victime se voit dénier par l’État, et son bras de justice, ne serait-ce que la réparation morale de se savoir reconnue. Une fois de plus, comme avec le dossier des disparus, la vérité et l’erreur sont tissées de telle sorte que l’on ne sait plus, en tant que nation, ce qui est arrivé au juste ; une fois de plus, les faits sont escamotés, de sorte que nous continuerons à patauger dans le magma de folklore et de vantardise qui nous sert d’identité.
Le procès de Amer Fakhoury doit se poursuivre en son absence. Il faut en avoir le cœur net. Certes, il a été déjà jugé et condamné, bien que de nouvelles charges soient portées contre lui. Et ce n’est certainement pas à ses accusateurs de le dire, mais à ceux qui, au nom du peuple libanais, sont chargés de le faire.Une fois les faits établis, ce n’est pas aux victimes seulement mais à tous les Libanais qu’on aura rendu justice. Les historiens pourront alors disposer de cette pièce du puzzle de notre mémoire nationale et la mettre à sa place. Il en manquera toujours pour compléter le tableau, mais au moins l’on saura dans ses grandes lignes ce qui s’est vraiment passé à Khiam durant les 18 années (1982-2000) d’occupation israélienne de la bande frontalière, et peut-être que tout le monde comprendra un peu mieux quoi faire pour ne plus tourner en rond dans notre histoire.
commentaires (7)
Moi je trouve qu’on devrait aussi condamner l’Iran qui a collaboré avec Israel exactement à la même époque que Fakhoury, en achetant leurs armes à Israel pour les utiliser dans leur conflit contre l’Iraq. Logique?
Gros Gnon
20 h 59, le 24 mars 2020